Voici la transcription d'une conférence prononcée le 14 octobre, 2017, par Tom Carter. Il s'agit de la septième conférence d'une série de présentations internationales en ligne du Comité international de la Quatrième Internationale pour célébrer le centenaire de la Révolution russe de 1917.
La centenaire de la révolution russe, que le Comité international de la Quatrième Internationale commémore sur le World Socialist Web Site, fait l’objet d’un intérêt accru partout dans le monde. Il a aussi fourni aux élites dirigeantes une occasion de recycler tous les vieux mensonges et calomnies sur ce qui s’est vraiment passé dans les derniers mois de l’année 1917.
Le New York Times, une voix officielle de l’impérialisme américain étroitement liée à l’appareil militaire et du renseignement, n’a ménagé aucun effort cette année pour dénigrer la révolution russe dans une longue série d’articles intitulée: «Le siècle rouge». Des efforts semblables sont en cours autour du monde.
Souvent, le New York Times ne fait que régurgiter et embellir, 100 ans plus tard, la propagande des contre-révolutionnaires blancs qui ont tenté de renverser le gouvernement soviétique pendant la Guerre civile russe: les bolchéviks étaient des «agents allemands» financés par «l’or allemand», les bolchéviks n’avaient aucun soutien de masse, la révolution d’octobre était le produit d’une petite conspiration d’extrémistes, etc.
On peut dire à cet égard que l’historien élevé par le New York Times au rang d’autorité sur la révolution russe, Sean McMeekin, est un «néo-Blanc». Dans le récit de McMeekin, la prise du pouvoir par les bolchéviks était un coup de poignard dans le dos d’une nation affaiblie par la guerre et les privations, une «prise de contrôle hostile» que McMeekin traite d’ «affaire audacieuse, risquée, et très serrée».[1]
McMeekin ne cache pas ses sympathies politiques. «Malgré des défauts de jeunesse, un développement économique inégal et des vibrations de ferveur révolutionnaire», écrit-il, «la Russie impériale en 1900 était viable, sa grandeur et son pouvoir étaient la fierté de beaucoup sinon de tous les sujets du tsar».[2] Le problème du gouvernement impérial russe, selon McMeekin, était que le tsar écoutait «ses conseillers libéraux», et non «les avertissements urgents de Raspoutine». Le pouvoir soviétique, écrit-il, n’était pas «le produit d’une évolution sociale, de la lutte des classes, du développement économique, ou de forces historiques inexorables qu’aurait prédits la théorie marxiste» mais, et il cite ici l’historien réactionnaire Richard Pipes, le vil travail «d’hommes bien identifiés qui voulaient profiter de la situation». La révolution d’octobre, selon Pipes, était «la capture du pouvoir étatique par une petite minorité».[3]
McMeekin tente de donner du poids à ces affirmations en les attribuant à des «historiens sérieux». Sans doute, de nombreux individus munis de nobles titres universitaires avancent ces thèses partout dans le monde. Mais tous les historiens sérieux et honnêtes — que leurs sympathies politiques soient ou non du côté des bolchéviks — doivent prendre au sérieux les preuves factuelles écrasantes du soutien de masse que les bolchéviks gagnèrent dans la période menant à octobre 1917.
Pour emprunter une expression au trotskyste américain James Cannon, la révolution d’octobre était une «opération consciente». Comme le dit l’historien Rex Wade:
De nombreux historiens de la révolution ont dépeint la classe ouvrière comme une masse passive et indifférenciée, facilement manipulée par les radicaux et les bolchéviks. Les travailleurs étaient loin de cela. Ils ont activement pris part à la révolution dans des réunions et des comités d’usine, par leurs différentes organisations, en soutenant un parti ou l’autre, par les nombreuses réunions informelles de rue ou d’usine. Leur participation aux grandes manifestations de 1917, en février et après, reflétait une décision que cela faisait avancer leurs intérêts. Ce n’était pas une simple manipulation par des partis politiques: ils ont choisi de participer.[4]
Cette conférence analysera certaines des formes les plus importantes du mouvement de masse ayant produit la révolution russe, y compris les comités d’usine et le phénomène du contrôle ouvrier. Je vais me concentrer sur le rôle critique qu’elles ont joué après les Journées de Juillet jusqu’à la veille de l’insurrection bolchévique, et particulièrement pendant l’affaire Kornilov.
Les bolchéviks et la classe ouvrière
Petrograd était au début de 1917 l’un des grands centres industriels du monde. Ce n’était pas une bourgade provinciale, mais la cinquième ville d’Europe. La production du matériel de guerre pour les armées du tsar se concentrait dans des usines qui utilisaient de nombreuses machines automatiques, alimentées en grande partie par du courant électrique produit selon les méthodes les plus modernes. Si de vastes régions de l’empire russe sombraient dans une misère rurale, Petrograd possédait de grands quartiers industriels, des légions d’ouvriers, et une technologie de fabrication relativement avancée.
En 1917, l’agglomération de Petrograd avait attiré et prolétarisé des centaines de milliers de paysans pauvres des campagnes avoisinantes. Pendant les 15 années de l’avant-guerre, le nombre de travailleurs d’usine à Petrograd était passé de 73.000 à 242.600. En 1917, ce chiffre s’établissait à 417.000.[5] Dans toute la Russie, il y avait environ 2 millions d’ouvriers, comparés à 1,5 million en 1905.[6]
Les métallos prédominaient dans la classe ouvrière de Petrograd, et les machines qu’ils faisaient tourner devaient ressembler à l’époque à de la science-fiction: «foreuses, tourelles-revolver, aléseuses-fraiseuses verticales, machines à dégauchir automatiques et fraiseuses horizontales modernes».[7]
Petrograd était déchirée par d’immenses tensions et contradictions internes au début de 1917. Son élite dirigeante vivait dans un luxe digne d’un conte de fées. Ses membres se faisaient appeler par leurs titres de noblesse et se décoraient selon leurs ordres de chevalerie. Des bonnes et des chauffeurs les servaient dans des palais dorés. Dans la même ville, à l’ombre des cheminées qui s’élevaient dans les quartiers industriels, de grands immeubles côtoyaient des concentrations d’industrie lourde parmi les plus importantes d’Europe. Le coût du loyer à Petrograd était astronomique. De nombreux travailleurs partageaient un lit dans une chambre partagée: un ouvrier dormait pendant que l’autre était au travail.[8]
Le travail était épuisant, l’air empoisonné, les conditions de travail dangereuses. Les accidents industriels étaient fréquents. Les machines frappaient les ouvriers, ou ces derniers tombaient de sommeil. Dix à douze heures de travail dans une usine de Petrograd rapportaient à un travailleur une poignée de kopecks, à peine de quoi payer la nourriture et le loyer. Les familles s’entassaient, souvent sans eau courante et sans ventilation ou systèmes sanitaires adéquats. L’infrastructure des quartiers ouvriers était soit négligée, soit inexistante. Malgré les bas salaires, de nombreux travailleurs se privaient de nourriture afin d’envoyer quelques roubles à leurs proches à la campagne. Face aux prix et aux loyers élevés, des dizaines de milliers de femmes devaient travailler à Petrograd, pour des salaires encore plus bas que ceux des hommes.
Pour la classe ouvrière de Petrograd, toute forme d’expression politique était interdite. Les travailleurs devaient se présenter seuls devant leur hiérarchie pour évoquer des griefs. S’ils essayaient de faire grève, ils risquaient de se faire battre, emprisonner, ou exiler en Sibérie par la police. En juin 1915, la police tira sur des tisseurs en grève à Kostroma, faisant quatre morts et neuf blessés. Deux mois plus tard, la troupe ouvrit le feu sur les travailleurs à Ivanovo-Voznesensk. Il y eut seize travailleurs morts et trente blessés.
Les autorités tsaristes avaient un réseau de mouchards et une police secrète dans les quartiers ouvriers. Les travailleurs réputés «politiques» étaient mis sur une liste noire, aucune usine ne les embauchait. Les industries liées à la guerre travaillaient sous discipline militaire, et la moindre dissension était traitée de trahison. Dans des milliers de cas, les autorités tsaristes enrôlèrent dans l’armée des travailleurs soupçonnés d’activité politique pour les envoyer au front.
Les patrons contrôlaient les usines comme des mini-dictateurs. Les contremaîtres rassemblaient les travailleurs au début du quart de travail d’une manière dégradante avant de les envoyer aux machines. Les travailleurs les traitaient de «mini-tsars» (comme les travailleurs américains d’aujourd’hui pourraient qualifier un contremaître particulièrement insultant de «mini-Trump»).
À la fin du quart de travail, on fouillait les travailleurs qui partaient, sous prétexte d’empêcher le vol. Les travailleurs de Petrograd n’aimaient pas les bas salaires, les conditions de travail dangereuses, et l’absence de liberté politique, mais ils détestaient particulièrement les fouilles, qui leur ôtaient une part essentielle de leur dignité.
Malgré ces conditions opprimantes, une activité politique clandestine vibrante existait à Petrograd. Les mots «socialisme», «marxisme», et «révolution» circulaient. Malgré les risques, les usines sortaient en grève; s’il y avait une grève, en toute probabilité: (1) il y avait une cellule bolchévique dans l’usine; (2) parmi les grévistes, certains avaient l’expérience de grèves précédentes.[9]
Les bolchéviks n’étaient pas toutefois un mouvement syndical. Ils n’organisaient pas des grèves seulement sur des questions économiques ou liées au travail. Ils essayaient au maximum de donner aux luttes économiques des travailleurs un caractère politique indépendant. Les bolchéviks luttaient pour instruire les travailleurs sur les questions d’histoire, de politique et de culture. Ils s’efforçaient d’introduire dans la classe ouvrière un sens de l’histoire de ses propres luttes, une connaissance des conditions politiques et économiques et de l’actualité en Russie et en Europe, et une compréhension des intérêts sociaux et politiques indépendants de la classe ouvrière internationale par opposition aux autres classes et couches de la société — bref, de développer la conscience socialiste de la classe ouvrière.
Depuis la scission entre bolchéviks et menchéviks, les bolchéviks insistaient sur la distinction entre conscience spontanée et conscience socialiste. «Le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise», écrit Lénine dans Que faire?C’est parce que «le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme [syndicalisme] … et le trade-unionisme n’est que l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre objectif ... est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie», et de l’attirer plutôt sous l’aile du parti révolutionnaire.[10]
Trotsky met le tableau suivant dans L’Histoire de la révolution russe:[11]
Il faut faire une distinction entre grèves économiques et politiques. Une grève économique concernait les salaires ou les heures et les conditions de travail, alors qu’une grève politique condamnait la politique gouvernementale, la persécution d’autres travailleurs ou de leurs dirigeants, ou marquait l’anniversaire d’un événement historique important, tel que le Dimanche sanglant[12]. Bien sûr, de nombreuses grèves avaient des éléments à la fois économiques et politiques, et la conscience des grévistes pouvait dépasser les revendications avancées par les dirigeants d’une grève. Mais la montée des luttes politiques donne une indication importante de la conscience politique du mouvement ouvrier durant cette période.
Dans un passage qui fait écho à la situation actuelle, Trotsky décrit la remontée de la lutte ouvrière révolutionnaire après la période de réaction qui a suivi la révolution de 1905.
Les grandes défaites sont décourageantes pour longtemps. Les éléments révolutionnaires perdent leur pouvoir sur la masse. Dans la conscience de celle-ci remontent en surface des préjugés et des superstitions mal cuvés. (...) Les sceptiques hochent la tête ironiquement. Il en fut ainsi en 1907-1911. Mais les processus moléculaires dans les masses guérissent les plaies psychiques causées par les défaites. Un nouveau tournant des événements ou bien une sourde poussée économique inaugurent un nouveau cycle politique. Les éléments révolutionnaires retrouvent leur auditoire. La lutte reprend à un degré plus élevé.[13]
Je veux citer un passage du mémoire d’Alexander Buiko, un métallo bolchévique qui a travaillé dans l’usine Poutilov avant la révolution. Dans ce passage, il décrit ses efforts pour gagner les autres métallos, parmi lesquels il rencontrait certains des préjugés répandus parmi ce que l’on appelait à l’époque «les ouvriers qualifiés». Cela donne une idée du travail patient que les bolchéviks ont mené pendant des années sur le terrain. Buiko écrit:
Si un jeune homme commençait une discussion avec un ancien monteur ou tourneur qualifié, on lui dirait: “Apprenez d’abord à tenir un marteau et à utiliser un ciseau et une lame, ensuite vous pourrez parler comme un homme qui a quelque chose à apprendre aux autres”. Pendant de longues années, il a fallu endurer cela. Pour être organisateur, il fallait connaître le métier. Mais ensuite ils disaient, “Il n’est pas mauvais garçon, il travaille bien et il a une bonne tête pour la politique”.[14]
Dans ses campagnes parmi les ouvriers, le parti bolchévique soutenait que tous les travailleurs, peu importe leur race, origine ou sexe, devaient s’unir dans une lutte commune contre le capitalisme et la guerre. Le parti bolchévique avait un nombre remarquable de dirigeantes femmes — Nadezhda Krupskaïa, Alexandra Kollontaï, Elena Stasova, et d’autres — et publiait un journal destiné aux ouvrières, Rabotnitsa.[15]
Fille d’ouvrier, Klavdiya Nikolaeva, est née en 1893 et a adhéré au parti bolchévique en 1909, vers l’âge de 16 ans. En 1917, vers l’âge de 24 ans, elle travaillait au comité de rédaction du journal Rabotnitsa à Petrograd, une responsabilité politique majeure. Le parti bolchévique avait de nombreux jeunes leaders de ce genre, véritables prodiges politiques. Après la révolution, Nikolaeva a soutenu Trotsky et adhéré à l’Opposition de gauche.
Même si tous les travailleurs n’étaient pas nécessairement d’accord avec les bolchéviks au départ, après une longue période de travail clandestin, les ouvriers de Petrograd en sont venus à associer dans leur esprit les bolchéviks aux revendications les plus ambitieuses pour l’émancipation politique, la réorganisation sociale, la paix, l’égalité et le progrès humain. Les travailleurs les respectaient comme des gens de principes et les combattants les plus sérieux et les plus courageux pour les intérêts ouvriers.
Trotsky cite un rapport de police sur les bolchéviks dans la période juste avant la guerre: «L’élément le plus énergique, le plus allègre, le plus capable de lutter infatigablement, de résister et de s’organiser constamment, se trouve dans les groupements et les individus qui se concentrent autour de Lénine»[16]. Au début de 1917, les noms d’usines telles que l’Aivaz, Baranovskii, Vulcan, Nobel, Nouveau Lessner, Phoenix, et Puzyrev étaient devenus synonymes de larges contingents d’ouvriers politisés qui étaient membres ou sympathisants du parti bolchévique[17].
En février 1917, nous le savons, la classe ouvrière renversa le régime tsariste et cette puissante activité politique souterraine éclata en surface. La révolution de février était le fait d’«ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l’école du parti de Lénine», comme l’écrit Trotsky[18]. Mais le mouvement révolutionnaire de masse des travailleurs de février n’était pas encore unifié et guidé par le parti bolchévique. En conséquence, si les travailleurs ont pu renverser le tsar, la révolution de février a mené à une prolifération hétérogène de luttes ouvrières et d’organisations de toutes sortes, partout à Petrograd et dans le pays, y compris des syndicats, des comités d’usine et des soviets.
Les comités d’usine et le contrôle ouvrier
Les travailleurs révolutionnaires de Petrograd ont avancé pendant et après la révolution de février de nombreuses revendications, à la fois politiques et économiques. Une qui ne manquait pas de piquant était de se faire payer les jours passés à renverser le tsar.
Pendant la révolution de février, un phénomène répandu était «l’expulsion» des cadres. Les travailleurs dans les usines de Petrograd saisissaient littéralement les contremaîtres et les directeurs, les mettaient dans des charrettes, les sortaient de l’usine et les balançaient à l’extérieur. Cette pratique vite diffusée est devenue très populaire. Selon l’historien Stephen A. Smith:
Pour les travailleurs, “l’expulsion en charrette” des cadres était une affirmation symbolique de leur dignité humaine et une humiliation rituelle de ceux qui leur avaient ôté cette dignité dans leur travail quotidien.[19]
Bref, les travailleurs ne se contentaient pas de renverser le tsar, ils voulaient aussi renverser tous les «mini-tsars» dans les usines.
Dans de nombreuses usines, les travailleurs allèrent plus loin. Ayant «expulsé» les patrons, ils prirent «contrôle» des usines en utilisant les comités d’usine pour exercer ce contrôle. Le mouvement s’étendit aux usines de tout l’ancien empire tsariste. La forme et la structure de ces comités étaient différentes d’une usine à l’autre, mais ce qui distinguait les comités d’usine des syndicats était le concept de contrôle ouvrier.
Les comités d’usine forcèrent l’ouverture des comptes dans les usines. Ils découvrirent dans certains cas que des employeurs qui insistaient pour garder les salaires bas, sous le prétexte que l’usine n’était pas rentable, réalisaient en fait de gros profits. Les comités d’usine dressaient un bilan financier et un inventaire. Les capitalistes et les réactionnaires tentaient constamment de discréditer le mouvement ouvrier en sabotant la production et la distribution, et les comités bloquaient et démasquaient ces efforts. Les comités prenaient le contrôle des embauches et des licenciements. Ils soutenaient qu’ils avaient le droit de licencier les contremaîtres qui maltraitaient les ouvriers et de réembaucher les travailleurs mis sur une liste noire.
Trotsky avait prédit ce phénomène avant 1917. Dans sa dispute avec Lénine sur le slogan de la «dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie», Trotsky avait prévu que «le prolétariat sera porté au pouvoir par le processus tout entier de la révolution»[20]. Il ne pourrait se limiter artificiellement au renversement du tsar et à la création d’un régime démocratique bourgeois. En tant que force dirigeante de la révolution, la classe ouvrière ne devait pas et ne pouvait pas s’interdire de prendre des mesures de classe pour défendre ses intérêts, à commencer sur les lieux de travail.
Quand on se penche sur ce tourbillon de luttes sociales que fut 1917, il est difficile d’arriver à des généralités. Chacune admet des exceptions, des variations régionales, des changements et des fluctuations dans le temps. Des travailleurs bolchéviques, menchéviques, socialistes-révolutionnaires et sans-parti étaient tous impliqués autant dans les syndicats que dans les comités d’usine.
Mais si l’on prend la Russie dans son ensemble en 1917, on peut dire que les syndicats avaient tendance à être plus conservateurs ou «politiquement neutres», et à favoriser la politique des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Les comités d’usine, par contre, étaient des bastions bolchéviques. Les bolchéviks encouragèrent la formation de ces comités. Des assemblées de délégués des comités d’usine approuvèrent à maintes reprises des résolutions bolchéviques.
Le gouvernement provisoire chercha à combattre les comités d’usine en leur accordant un statut officiel tout en les limitant essentiellement à un rôle syndical. Prenant la parole à un congrès de comités d’usine le 13 juin, Lénine exhorta les travailleurs à rejeter ces efforts: «Camarades, ouvriers, assurez-vous d’obtenir un contrôle réel, pas un contrôle fictif», déclara Lénine, «et rejetez de la manière la plus résolue toute résolution ou proposition visant à établir ... un contrôle fictif qui n’existerait que sur papier».[21]
Les comités d’usine se sont vite répandus; lors d’une conférence des comités d’usine en juin, toutes les usines de plus de 5.000 travailleurs étaient représentées. Les délégués qui participaient à ces conférences arrivaient directement du travail, ayant été élus par leurs collègues dans l’atelier.
Les employeurs, bien sûr, luttèrent comme ils pouvaient contre la formation de ces comités. On peut citer le cas d’un atelier de fabrication de cuir employant 19 ouvriers où le patron répondit à une tentative d’organiser un comité en licenciant tous les salariés[22]. Dans d’autres cas, la direction tenta de licencier les dirigeants des comités, et les travailleurs durent sortir en grève pour faire réembaucher les dirigeants.
Lorsque les ouvriers et leurs familles crevaient de faim, les comités d’usine tentaient de leur fournir de la nourriture et d’organiser le ravitaillement. Les comités d’usine imposaient la discipline dans les usines et menaient une campagne contre l’alcoolisme. Dans le chaos et l’anarchie de la période révolutionnaire, les comités ouvriers assurèrent la production des outils, des vêtements et des produits de base dont on avait désespérément besoin.
Ce qui dérangeait peut-être le plus les autorités était l’affirmation de nombreux comités d’usine qu’ils n’avaient pas confiance dans l’armée du gouvernement provisoire, et qu’ils formaient en conséquence leurs propres milices, la Garde rouge. C’est dans les usines bolchéviques que la Garde rouge fut formée de la manière la plus systématique et c’est là où elle fut la plus militante.
Le 26 avril, les ouvriers du quartier de Peterhof posèrent des conditions sur qui pouvait adhérer à la Garde rouge:
Seule la fleur de la classe ouvrière peut y adhérer. Il nous faut une garantie qu’aucune personne indigne ou hésitante n’entrera dans nos rangs. Tous ceux qui veulent adhérer à la Garde rouge doivent recevoir une recommandation du comité de quartier d’un parti socialiste.[23]
Hommes et femmes militaient dans la Garde rouge. La Garde rouge assurait la sécurité des quartiers industriels et défendait les domiciles et lieux de travail des ouvriers contre une vague d’incendies criminels allumés par des forces de l’extrême droite. La Garde rouge soutenait que seule la classe ouvrière pouvait défendre les gains de la révolution russe contre les forces de la contre-révolution. Les menchéviks dénonçaient la Garde rouge et attribuaient sa formation à «l’agitation léniniste».
Les comités d’usine se penchèrent avec beaucoup d’intérêt sur les questions culturelles. Dans l’usine Poutilov, les travailleurs fondèrent un club culturel qui avait une bibliothèque et un buffet[24]. Ce club avait 2.000 membres. Il se donnait comme but «d’unir et de cultiver un public ouvrier dans un esprit socialiste, ce qui demande le développement des connaissances générales sur le socle de l’alphabétisme et d’une culture de base».[25]
Sur l’île Vassilievski, on fonda en mars 1917 un club nommé Aube nouvelle, qui eut bientôt 800 membres d’une usine de tuyauterie. Ce club organisa une expédition géographique, un voyage en navire à vapeur, des conférences, et un concert de fanfare pour les travailleurs.[26]
Pour l’ouverture d’un club à une usine de fusils, on organisa un récital d’airs d’opéras du compositeur russe Modest Moussorgsky et l’interprétation par un orchestre ouvrier de l’Internationale et de la Marseillaise des travailleurs. «Le club avait une bibliothèque de 4.000 livres, une salle de lecture, un petit théâtre et une école. Le soir, on organisait des séances d’alphabétisation et des cours sur le droit, les sciences naturelles et les mathématiques».[27]
Des clubs ouvriers de Petrograd présentèrent des pièces de célèbres écrivains russes tels que Alexandre Ostrovski, Léon Tolstoï et Nikolas Gogol, ainsi que des œuvres du dramaturge allemand Gerhart Hauptmann et d’autres.[28]
Les bolchéviks, nous le savons, refusèrent de soutenir le gouvernement provisoire ou la guerre. Tout au long de l’année, ils menèrent une lutte politique dans la classe ouvrière contre toutes les autres tendances. Sous l’impact des événements, les usines commencèrent l’une après l’autre à rallier le camp bolchévique. Dans L’Histoire de la révolution russe, Trotsky fait l’éloge d’un organisateur en particulier à l’usine Poutilov:
L’usine Poutilov, comptant quarante mille ouvriers, sembla, dans les premiers mois de la révolution, être la citadelle des socialistes-révolutionnaires. Mais sa garnison ne résista pas longtemps aux bolchéviks. À la tête des assaillants, l’on pouvait voir le plus souvent Volodarsky. Juif, tailleur de son métier, ayant vécu des années en Amérique et possédant bien l’anglais, Volodarsky était un excellent orateur pour les masses, logique, inventif et crâne. Certain accent américain donnait une expression toute particulière à sa voix sonore qui tintait nettement dans des réunions de milliers d’hommes. «À partir du moment où il se montra dans le rayon de Narva» — raconte l’ouvrier Minitchev — à l’usine Poutilov, le terrain commença à trembler sous les pieds de messieurs les socialistes-révolutionnaires, et, en quelque deux mois, les ouvriers de Poutilov suivirent les bolchéviks.»[29]
Aux États-Unis pendant la guerre, Volodarsky militait au sein du Syndicat international des tailleurs et du Parti socialiste. Il écrivait pour un journal à New York. Il adhéra à l’organisation inter-rayons (Mezhraiontsy) de Trotsky à son retour en Russie et adhéra ensuite au parti bolchévique avec Trotsky. Il fut assassiné par les socialistes-révolutionnaires en 1918.
Le comité d’usine de Poutilov encourageait les travailleurs à participer à des cours du soir:
Nous devons nous laisser imprégner de l’idée que la connaissance est tout. C’est l’essence de la vie et elle seule peut donner un sens à la vie. (…) Les questions de la culture et des lumières sont à présent les questions les plus brûlantes. (...) Camarades, ne perdez pas l’occasion d’acquérir des connaissances scientifiques. Ne passez pas une seule heure sans but. Chaque heure est précieuse. Il ne faut pas simplement rattraper, mais dépasser les classes contre lesquelles nous luttons. La vie l’exige de nous, c’est ce qu’elle nous indique du doigt. Nous sommes les maîtres de nos vies à présent et il nous faut maîtriser toutes les armes du savoir.[30]
Le taux d’alphabétisme atteignait 94,7 pour cent parmi les monteurs de Poutilov et 92 pour cent parmi les métallos de Petrograd, comparé à 17 pour cent à l’époque dans les zones rurales de la Russie européenne.[31]
Les formes de contrôle ouvrier établies après février étaient à bien des égards le reflet de la dualité des pouvoirs qui existait sur le plan politique. Certains aspects du contrôle sur les lieux de travail sont passés de fait aux mains des travailleurs révolutionnaires, mais la propriété légale et le droit de disposition restaient sur papier aux mains des capitalistes.
Trotsky disait que sous les conditions appropriées, le contrôle ouvrier était une «école de l’économie planifiée». Ainsi, en 1917, le comité d’usine de Poutilov donna les instructions suivantes sur comment construire un comité d’usine:
Il faut que ces comités, qui s’intéressent à tous les aspects de la vie des membres de la base, fassent preuve d’un maximum d’initiative et d’indépendance. Le succès des organisations ouvrières dans les usines en dépend entièrement. En s’accoutumant à l’autogestion, les travailleurs préparent le moment où la propriété privée des usines et des manufactures sera abolie, et les moyens de production et les bâtiments érigés par les travailleurs passeront aux mains de la classe ouvrière en son ensemble. Donc, en faisant les petites choses, nous devons constamment garder en tête le grand objectif déterminant vers lequel tend le peuple ouvrier.[32]
La classe dirigeante, ébranlée par la révolution de février, fut forcée d’accepter le contrôle ouvrier pour une courte période. Mais dès que les capitalistes se furent rétablis, ils voulurent à tout prix réaffirmer leurs prérogatives.
«Les contradictions du régime, inconciliables par leur essence même avec le contrôle ouvrier, s’aiguiseront inévitablement avec l’élargissement de sa base et de ses tâches, et deviendront à bref délai insupportables», devait écrire Trotsky plus tard[33]. Trotsky expliqua que cette situation de «dualité des pouvoirs» n’offrait que deux issues possibles: soit la capture du pouvoir politique par la classe ouvrière, soit une dictature contre-révolutionnaire.
L’affaire Kornilov
Dans la Russie de 1917, la seconde variante prit la forme d’une tentative de coup d’État par le général Kornilov, connue sous le nom d’«Affaire Kornilov». La conférence précédente a déjà présenté le contexte de ce coup de force.
De l’avis général, Lavr Kornilov était un voyou et un personnage peu attirant. Le collègue de Kornilov, le général Evegenii Martynov le décrit comme un «ignorant absolu en politique», et le général Mikhail Alekseev comme «un homme au cœur de lion et au cerveau de mouton»[34]. Kornilov aimait faire des parades avec des troupes en uniformes ethniques, armées de sabres et regardant avec férocité ses foules de partisans. Physiquement trapu aux jambes arquées, il projetait l’image d’un féroce chien de garde. Il était un sympathisant des Cent-noirs d’extrême droite, l’équivalent russe du Ku Klux Klan américain.
La carrière militaire de Kornilov ne fut pas particulièrement distinguée. Capturé par les Autrichiens alors qu’il errait dans un bois en 1915, il parvint à s’échapper. Pendant l’offensive manquée de Kérensky, il se distingua en donnant l’ordre de tirer sans distinction sur les troupes battant en retraite. Les soldats le détestèrent pour cela, naturellement, mais dans l’extrême droite, cela fit de lui un héros national. Après avoir abandonné Riga plus tard durant la guerre, Kornilov ordonna à ses officiers de fusiller au hasard des soldats au bord de la route pour lâcheté, alors que les soldats s’étaient en fait battus vaillamment. Lorsque des officiers refusèrent de commettre une telle atrocité, Kornilov s’emporta et menaça de les traduire devant un tribunal militaire pour insubordination.
Le programme de Kornilov était grossier mais simple. Alors que Alexander Kérensky prétendait négocier avec les partis socialistes «modérés» tels que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, Kornilov n’allait pas s’abaisser de la sorte. Pour lui, tous les socialistes — bolchéviks, menchéviks et socialistes-révolutionnaires — étaient les «ennemis intérieurs de la Russie» et vraisemblablement des espions à la solde de puissances étrangères. Kornilov voulait marcher sur la capitale, écraser les organisations ouvrières, faire pendre les dirigeants, et utiliser l’artillerie contre quiconque chercherait à se mettre sur son chemin.
Pour les castes d’élite des officiers tsaristes, les hauts fonctionnaires, les propriétaires terriens, et les magnats de la banque et des affaires, Kornilov était entouré de l’auréole du sauveur national. Toute la presse officielle le suivait. Il disposait même du soutien de dirigeants socialistes-révolutionnaires tels que Boris Savinkov et Kérensky lui-même.
Avant de marcher sur Petrograd, Kornilov participa à une série d’intrigues avec Kérensky, qui était tout autant «kornilovien» que Kornilov lui-même. La dispute entre les deux hommes était sur qui allait diriger le gouvernement de sang et de fer qu’ils voulaient tous les deux construire pour écraser les ouvriers de Petrograd. C’est Kérensky qui nomma Kornilov chef de l’armée le 31 juillet (18 juillet, « ancien style » a.s.), afin d’utiliser à son propre avantage le soutien grandissant dont jouissait Kornilov dans les milieux dirigeants.
Le 24 août (11 août, a.s.), Kornilov fit savoir à son chef d’état-major qu’il était «grand temps de pendre les espions allemands dirigés par Lénine» et de disperser le soviet de Petrograd «de manière à ce qu’il ne puisse pas se réassembler où que ce soit»[35]. Le 25 août (12, a.s.) Kornilov ordonna à l’armée de marcher sur Petrograd. Il déclara: «Le corps d’armée sera installé dans la banlieue de Petrograd le soir du 28 août. Je demande que la loi martiale soit proclamée à Petrograd le 29 août.»
Parmi les troupes envoyées à Petrograd se trouvait la Division indigène de cavalerie caucasienne, la «Division sauvage» du tsar. Les partisans de Kornilov pouvaient à peine contenir leur excitation devant le bain de sang à venir dans la capitale. Ils parlaient avec satisfaction de ces «montagnards, peu leur importe qui massacrer»[36]. Ce qui fait penser aux slogans qu’allait adopter plus tard l’armée blanche: «Aucune restriction! Dieu est avec nous ... sabrons à droite et à gauche!»[37] L’équivalent moderne serait le slogan lié à l’occupation américaine de l’Irak: «Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens!»
Que comptait faire Kornilov avec l’armée à Petrograd? Lors de la défaite de la révolution russe de 1905, l’armée bombarda l’arrondissement Presnenski de Moscou. Tout le quartier industriel, avec ses ouvriers et leurs familles, fut réduit en ruines. L’armée lança des expéditions punitives le long des chemins de fer. «Les troupes arriveraient à une gare et commenceraient à tirer sur tout le monde, y compris de simples passants — femmes, enfants, cheminots, n’importe qui — et à les abattre. On pendait les gens le long du chemin, pour terrifier les masses.»[38]
Il vaut la peine de noter que la distance entre 1871 et 1917 est la même qui sépare 1971 d’aujourd’hui. Le massacre des communards à Paris s’était déroulé du vivant de nombreux membres du parti bolchévique, et la direction du parti n’a jamais perdu ce danger de vue. Quand la contre-révolution prit le pouvoir en Finlande en 1918, Victor Serge estime qu’au total, plus de 100.000 ouvriers finlandais furent massacrés.
Il faut également souligner qu’il y avait, parmi Kornilov et ses partisans, un élément important d’antisémitisme pathologique. Le correspondant de guerre britannique John Ernest Hodgson, qui avait passé un peu de temps avec le général kornilovien Anton Denikine, a fait l’observation suivante:
Je n’avais pas été avec Denikine plus d’un mois quand j’ai été obligé de conclure que le Juif jouait un rôle majeur dans le soulèvement russe. Les officiers et les hommes de l’armée mettaient presque tous les problèmes de leurs pays sur le compte des hébraïques. Ils pensaient que tout ce cataclysme avait été manigancé par une société secrète mystérieuse de Juifs internationaux qui, aux ordres et à la solde de l’Allemagne, avait saisi le moment psychologique et les rênes du gouvernement. Tous les chiffres et les faits disponibles alors semblaient renforcer cette affirmation. Pas moins de 82 pour cent des commissaires bolchéviques étaient des Juifs connus; le féroce et implacable “Trotsky”, qui partageait un bureau avec Lénine, était un yiddish dont le vrai nom était Bronstein. Parmi les officiers de Denikine, cette idée était une obsession empreinte d’une telle amertume qu’ils en venaient à faire les déclarations les plus violentes et fantastiques.[39]
Pendant la guerre civile, les armées blanches massacrèrent des Juifs dans toute la Russie européenne et exhortèrent leurs partisans à détruire «le mal qui rôde dans les cœurs des Juifs-communistes». De nombreux historiens déploreront, de leurs points de vue respectifs, la violence de la guerre civile russe, mais il faut se souvenir ce à quoi Trotsky et l’Armée rouge étaient confrontés. Sans surprise, de nombreux chefs de l’armée blanche allaient, plus tard dans leurs carrières, collaborer avec les nazis[40]. Telles étaient les forces qui se mobilisaient derrière le putsch de Kornilov.
Quand le Prince Georgy Lvov communiqua les exigences de Kornilov à Kérensky, ce dernier pensa que c’était une plaisanterie et éclata de rire. Le Prince Lvov répliqua d’un ton grave que ce n’était pas drôle, et que si Kérensky tenait à la vie, il devait fuir Petrograd aussi vite que possible. Pour diriger la marche sur Petrograd, Kornilov avait choisi le général Aleksandr Kymov, qui disait qu’il n’hésiterait pas, au besoin, «à faire pendre tous les membres du Soviet»[41]. Le 28 août, la bourse de Petrograd monta en flèche par anticipation du triomphe à venir de Kornilov.
Quand la nouvelle parvint aux quartiers industriels, les usines commencèrent toutes à faire sonner leurs sifflets d’alarme. Les ouvriers de Petrograd avaient vécu 1905 et ils savaient ce que ferait Kornilov si on lui permettait de pénétrer dans la ville. Les chefs bolchéviques avaient évoqué ce danger tout au long de l’année. Les bolchéviks avaient expliqué que la classe dirigeante ne faisait qu’attendre son tour, et que tôt ou tard, elle abandonnerait ses fausses réformes et ses fausses coalitions pour tenter d’écraser la classe ouvrière par la force. Les ouvriers entendirent les sonneries d’alarmes et sortirent dans la rue: les chefs bolchéviques étaient déjà à leurs postes et donnaient des ordres pour la défense de la ville. En quelques heures, la classe ouvrière organisée se leva avec force.
En mai, quand le dirigeant menchévique Irakli Tsérételli et la direction des soviets persécutaient les marins plus radicaux de Cronstadt, Trotsky avait pris la défense des marins. Trotsky avait lancé un avertissement à Tsérételli: «Lorsqu’un général contre-révolutionnaire tentera de passer le nœud coulant au cou de la révolution, les cadets savonneront la corde, mais les matelots de Cronstadt surgiront pour lutter et mourir avec nous»[42]. Et Trotsky avait totalement raison — sur la question du général contre-révolutionnaire, sur les Cadets, et sur les marins de Cronstadt. Quand ces derniers apprirent que Kornilov était aux portes de la ville, ils marchèrent sur la capitale, armés jusqu’aux dents et prêts à mourir pour la défendre.
Les marins de L’Aurore envoyèrent une délégation spéciale à la prison où était enfermé Trotsky pour lui demander conseil: fallait-il défendre ou prendre d’assaut le palais d’Hiver? Trotsky leur conseilla de s’occuper d’abord de Kornilov et ensuite de régler ses comptes à Kérensky.
Le parti bolchévique dirigea les efforts pour défendre la ville. Toute la population de la ville était mobilisée, creusait des tranchées, installait des barbelés, et organisait le ravitaillement aux fortifications. Plus tard, le menchévik-internationaliste Nicolaï Soukhanov allait écrire:
Le comité [de lutte contre la contre-révolution] qui préparait la défense devait mobiliser les masses d’ouvriers et de soldats. Mais les masses, dans la mesure où elles étaient organisées, l’étaient par les bolchéviks, qu’elles suivaient. À l’époque, c’était la seule organisation suffisamment large, unifiée par une discipline élémentaire, et liée aux couches les plus opprimées de la capitale. Sans elle, le comité était impuissant. Sans les bolchéviks, il aurait pu au maximum faire passer le temps avec des appels et des discours oisifs d’orateurs qui avaient perdu leur autorité. Avec les bolchéviks, le comité avait à sa disposition toute la force des ouvriers et des soldats organisés.[43]
Quand les partisans de Kornilov tentaient d’envoyer des télégrammes, les ouvriers refusaient de les envoyer. Quand ils prenaient leurs voitures pour aller aux bureaux du gouvernement, les chauffeurs refusaient de les transporter. Quand ils voulaient faire imprimer des tracts, les typographes refusaient de toucher aux machines. Quand les officiers ordonnaient aux soldats de se rallier à Kornilov, les soldats détenaient leurs officiers. Les ouvriers dans les usines liées à l’industrie de guerre produisaient des armes pour eux-mêmes qu’ils apportaient ensuite sur le champ de bataille.
Après les Journées de Juillet, le gouvernement provisoire avait tenté de désarmer la Garde rouge, mais n’avait réussi qu’à la pousser dans la clandestinité. Les ouvriers avaient permis aux autorités de confisquer les armes trop vieilles, mais avaient caché les armes plus efficaces quand c’était possible. C’est à cette époque que les bolchéviks transformèrent la Garde rouge d’une milice armée des quartiers industriels en noyau de l’armée bolchévique. Les compagnies de la Garde rouge, comme les comités d’usine, n’étaient formellement associées à aucun parti. Mais les ouvriers bolchéviques formaient le noyau de chaque compagnie ainsi que sa direction. Le parti bolchévique fournissait aux unités de la Garde rouge des instructeurs militaires et, quand c’était possible, des armes. On organisait les exercices militaires d’abord dans les appartements des ouvriers, puis ouvertement dans les cours des usines.
Alors que Kornilov marchait sur Petrograd, les compagnies de la Garde rouge sortirent dans les rues, armées de carabines et de mitrailleuses. Par dizaines de milliers, les Gardes rouges prirent rapidement contrôle des emplacements stratégiques à Petrograd. Dans les quartiers industriels, la Garde rouge établissait des postes de recrutement, devant lesquels se formaient de longues queues de volontaires.
Les cheminots envoyaient des messages le long des rails que personne ne devait transporter de soldats. Ils remplirent des wagons de bois de charpente qu’ils posèrent en obstacles sur les rails, dont ils déchiraient souvent des kilomètres. Ils mettaient parfois les troupes de Kornilov à bord de trains qu’ils transportaient ensuite des centaines de kilomètres dans le mauvais sens. Les forces de Krymov se retrouvèrent bientôt coincées et isolées sur des centaines de kilomètres de rails.
Des orateurs révolutionnaires de Petrograd se rendirent à ces trains immobilisés pour s’adresser aux troupes. On peut imaginer la consternation de Krymov quand ses soldats commencèrent à organiser des assemblées de masse, élire des comités, arrêter leurs officiers, et adopter des résolutions. Des drapeaux rouges apparaissaient au-dessus des divisions de Kornilov, une par une. Même la «Division sauvage», après avoir rencontré des délégués musulmans du Congrès des soviets, hissa le drapeau rouge. En quelques jours, le coup de Kornilov s’était évaporé.
Conclusion
Plus tard, Trotsky écrirait: «L’armée qui s’était levée contre Kornilov était la future armée d’Octobre».[44] En arrêtant l’offensive de Kornilov, la classe ouvrière s’affirmait pour la première fois sous la direction d’un parti marxiste révolutionnaire. S’étant mesurés avec les forces de la contre-révolution, les travailleurs de Petrograd regardèrent autour d’eux et dressèrent un bilan de la situation. Dirigés par les bolchéviks, ils étaient plus forts que Kornilov, plus forts que Kérensky et ses partisans parmi les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks. Aucune force sociale ne pouvait les arrêter. Ils étaient transportés. Les ouvriers et les soldats se voyaient en héros qui avaient sauvé le pays d’un terrible désastre. Trotsky cite un soldat d’une division de voitures blindées qui disait: «si telle était la vaillance, l’on pourrait se battre avec le monde entier».[45]
Les bolchéviks avaient eu raison d’avertir les travailleurs qu’il ne pouvait y avoir de «coalition» avec la bourgeoisie. La classe dirigeante était déterminée à replonger la classe ouvrière à la première occasion dans l’esclavage. Tous les partis qui prônaient la conciliation avec la bourgeoisie se voyaient discrédités, y compris les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires. Comme le soutenaient les bolchéviks, le choix était entre une dictature contre-révolutionnaire et le pouvoir ouvrier. Les ouvriers comprirent que le seul choix était de prendre le pouvoir eux-mêmes.
Le parti socialiste-révolutionnaire, populaire parmi les paysans et les soldats du rang, s’est effondré. Une section de la direction des socialistes-révolutionnaires était profondément impliquée dans le putsch de Kornilov, et le soutien pour ce parti faiblissait déjà parce qu’il n’avait obtenu aucune réforme agraire importante. «Les masses, ayant perdu confiance dans les partis détenant la majorité dans les soviets ont vu de leurs propres yeux le danger de contre-révolution», écrit Trotsky dans Les leçons d’octobre. «Elles ont conclu que c’était à présent aux bolchéviks de trouver une issue à cette situation.»[46]
Après la défaite du coup de force de Kornilov, les bolchéviks remportèrent la majorité dans les soviets de Moscou, Petrograd et d’un nombre croissant de régions. À un congrès syndical dans l’Oural qui représentait 150.000 travailleurs, les résolutions bolchéviques l’emportèrent. Selon un soldat de la garnison de Moscou, «tous les effectifs avaient déjà pris la couleur du bolchévisme… Tous étaient frappés de voir comment s’étaient réalisées les prévisions (des bolchéviks) ... annonçant que le général Kornilov serait bientôt sous les murs de Petrograd».[47] Une conférence panrusse des comités d’usine adopta une résolution qui déclarait que le contrôle ouvrier est «dans l’intérêt de tout le pays et mérite le soutien de l’armée et de la paysannerie révolutionnaires». Trotsky ajoute: «Cette résolution, qui ouvre la voie à un nouvel ordre économique, était adoptée par les représentants de toutes les entreprises industrielles de Russie, avec seulement cinq votes contre et neuf abstentions».[48]
L’émergence d’une majorité bolchévique dans les soviets marquait un tournant dans la révolution russe. Avant l’affaire Kornilov, les bolchéviks avaient été une minorité au sein des soviets établis après février. Le 8 octobre (25 septembre a.s.), une nouvelle majorité dans le soviet de Petrograd élisait Léon Trotsky, l’ancien porte-parole de ce soviet pendant la révolution de 1905, au poste peut-être le plus important de la Russie révolutionnaire: celui de président du soviet de Petrograd. Lors de son élection, Trotsky, à peine sorti de prison, était toujours inculpé de haute trahison par le gouvernement Kérensky. Quand il monta sur la plateforme, les délégués des ouvriers et des soldats l’accueillirent avec «un tonnerre d’applaudissements», selon un observateur.[49]
«Le bolchévisme conquérait le pays», allait écrire Trotsky. «Les bolchéviks devenaient une force irrésistible. Derrière eux marchait le peuple.»[50] Ce passage soudain d’une position de minorité à une position de majorité provoqua une vive controverse au sein de la direction bolchévique sur la stratégie à suivre. Cette controverse sera le sujet de la prochaine conférence.
Dans un article publié cette année sous le titre «La révolution de février et l’occasion manquée de Kérensky», le New York Times, comme par hasard, omet totalement le nom «Kornilov»[51]. Le journal déplore la formation du pouvoir soviétique après octobre tout en faisant le silence sur l’autre option. Mais le New York Times la connaît bien car, en 1917, le New York Times endossa Kornilov, en écrivant qu’il était «seulement le représentant des forces qui, restées trop longtemps silencieuses, se sont finalement rassemblées pour arrêter le dépérissement rapide de la Russie, pour la sauvegarder en tant que nation, pour arrêter sa dissolution, en un mot, pour la sauver.»[52]
McMeekin s’exprime plus crûment sur l’affaire Kornilov: «Dans une démarche à courte vue, Kérensky permit à l’organisation militaire bolchévique de se réarmer et ainsi d’acquérir les armes dont elle se servirait pour le renverser deux mois plus tard»[53]. Le sens de cette remarque est clair. Ne pas «permettre» aux bolchéviks de s’armer signifie «permettre» à Kornilov d’entrer dans Petrograd.
Si les bolchéviks n’avaient pas empêché le coup de force de Kornilov, naturellement, nous ne discuterions pas aujourd’hui de la révolution d’octobre. Sans révolution d’octobre, le monde serait évidemment très différent. L’année 1917 ne marquerait pas la fondation du premier État ouvrier socialiste, mais la fondation de la première dictature génocidaire du 20e siècle — non pas en Espagne, en Italie ou en Allemagne, mais en Russie en 1917.
Une victoire du coup de force de Kornilov aurait porté au pouvoir une cabale de généraux déments, d’antisémites pathologiques et de fanatiques religieux qui célébraient ouvertement le bain de sang qu’ils préparaient à Petrograd. Après avoir fusillé tous les socialistes de la ville, ils auraient pourchassé et tenté d’exterminer les socialistes dans toute l’Europe de l’Est et l’Asie. Et ils auraient bénéficié de l’appui enthousiaste des capitalistes, généraux et aristocrates russes pour ce projet, ainsi que du soutien de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
Quand des publications comme le New York Times dénoncent les bolchéviks, ce qu’elles disent en fait c’est qu’elles auraient préféré Kornilov. Le New York Times était indigné de la défaite de Kornilov en 1917; un siècle plus tard, le journal l’est toujours. Heureusement pour la classe ouvrière de Petrograd, et pour la civilisation humaine sur terre, Kornilov fut vaincu en 1917 et il n’a pas pu mettre son programme à exécution.
Au milieu du 19e siècle, sous l’ancien régime esclavagiste du sud des États-Unis, il était illégal d’apprendre à lire à un esclave. Les maîtres craignaient ce qui se passerait si la conscience politique des esclaves se développait. De même, en 2017, d’énormes efforts sont déployés pour couper les travailleurs et les jeunes de l’histoire et des traditions de la révolution russe. Les classes dirigeantes sont terrifiées par ce qui se passerait si les masses opprimées découvraient ce que des travailleurs politiquement conscients, organisés et guidés théoriquement par un parti marxiste révolutionnaire, peuvent accomplir. C’est ce qui explique la nouvelle vague de falsifications et de calomnies dirigées contre les bolchéviks en 2017.
Le parti bolchévique a dirigé un mouvement de masse politiquement conscient. L’impact de ce mouvement, dans l’espace et dans le temps, est sans parallèle. C’est le mouvement le plus puissant et le plus progressiste que l’histoire mondiale ait connu jusqu’à présent. La classe ouvrière internationale, face aux défis du 21e siècle, peut et doit aller plus loin.
Le programme bolchévique ne représentait rien de moins que la réorganisation de la civilisation humaine de toute la planète sur une base rationnelle et plus avancée, mettant fin à la guerre impérialiste et à l’exploitation de l’homme par l’homme. Son but était de renverser tous les gouvernements, d’ouvrir toutes les frontières, et d’arrêter toutes les guerres. Et ce programme a obtenu un vaste soutien, non seulement en Russie, mais partout dans le monde, parce qu’il correspondait aux intérêts objectifs et aux luttes de la force sociale la plus puissante et la plus progressiste de l’histoire mondiale: la classe ouvrière internationale.
Notes
[1] Traduit de l’anglais, Sean McMeekin, The Russian Revolution: A New History (New York: Basic Books, 2017), p. xv.
[2] Ibid., p. 12.
[3] Ibid., p. xii
[4] Traduit de l’anglais, Rex A. Wade, The Russian Revolution 1917 (Cambridge: Cambridge University Press, 2017), p. 97.
[5] Traduit de l’anglais, S.A. Smith, Red Petrograd (Cambridge: Cambridge University Press, 1983), pp. 9–10.
[6] Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1. La Révolution de février (Éditions du Seuil, 1950), p.72
[7] Smith, Red Petrograd, p. 29.
[8] Ibid., p. 14.
[9] Ibid., p. 38.
[10] Lénine, Que faire? (Paris: Éditions Sociales, 1979), p. 73.
[11] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 1, pp. 71-72.
[12] Smith, Red Petrograd, p. 49.
[13] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 1, p. 74.
[14] Cité dans Smith, Red Petrograd, p. 29.
[15] Wade, The Russian Revolution 1917, pp. 117-118.
[16] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 1, p. 74.
[17] Smith, Red Petrograd, p. 52.
[18] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 1, p. 196.
[19] Smith, Red Petrograd, p. 57.
[20] Léon Trotsky, Trois conceptions de la révolution (en ligne : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/08/390800.htm)
[21] Traduit de l’anglais, V.I. Lenin, “Speech at Conference of Shop Committees,” Collected Works, Vol. 24 (Moscow: Progress Publishers, 1964), p. 557.
[22] Smith, Red Petrograd, p. 80.
[23] Ibid., pp. 100-101.
[24] Ibid., p. 96.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Ibid., p. 97.
[29] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 1, pp. 470-471.
[30] Smith, Red Petrograd, p. 95.
[31] Ibid., p. 34.
[32] Ibid., p. 81.
[33] Léon Trotsky, Au sujet du contrôle ouvrier de la production (en ligne : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1931/08/lt19310820c.htm)
[34] Traduit de l’anglais, Alexander Rabinowitch, The Bolsheviks Come to Power, (Chicago: Haymarket Books, 2004), p. 97.
[35] Ibid., p. 109.
[36] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, p. 221.
[37] А. Литвин, Красный и белый террор 1918–1922, Эксмо, 2004, p. 174. (Cité sur Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/White_Terror_(Russia))
[38] Traduit de l’anglais, Fred Williams, “The Legacy of 1905 and the Strategy of the Russian Revolution,” Why Study the Russian Revolution? Vol. 1 (Oak Park, MI: Mehring Books, 2017), p. 60.
[39] Traduit de l’anglais, John Ernest Hodgson, “With Denikin’s Armies: Being a Description of the Cossak Counter-Revolution in South Russia, 1918-1920,” (London: Temple Bar Publishing Co., 1932), pp. 54–56. (Cité sur Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Anton_Denikin)
[40] Nikolaï Markov, par exemple, était un personnage associé aux Cent-Noirs et à l’Union du peuple russe, deux organisations d’extrême droite. Il était proche du général Nikolai Yudenich, qui soutint la révolte de Kornilov et fut plus tard un chef de l’armée blanche. En 1928, il devint un partisan du parti nazi et fit des tournées de propagande pour les nazis pendant les années 1930. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les nazis mirent sur pied en Serbie occupée le Corps russe de protection (Russkii Korpus), composé de 11.000 émigrés blancs. L’unité était commandée par Boris Shteifon, un général tsariste qui servit dans l’armée blanche et collabora ensuite avec les nazis. Anastasy Vonsyatsky était un officier blanc qui fut évacué de la Crimée avec d’autres participants à l’insurrection blanche du général Pyotr Wrangel. Après avoir émigré aux États-Unis, il devint chef du Parti fasciste russe.
[41] Rabinowitch, The Bolsheviks Come to Power, p. 109
[42] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, p. 344.
[43] Cité dans Rabinowitch, The Bolsheviks Come to Power, p. 132.
[44] Léon Trotsky, Ma vie (Éditions Gallimard, 1953), p. 379.
[45] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, p. 297.
[46] Traduit de l’anglais, Leon Trotsky, Lessons of October (Oak Park, MI: Mehring Books, 2016) version ePub, Chapitre 6. (ISBN 978-1-893638-63-1).
[47] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, p. 297.
[48] Ibid., p. 673.
[49] Traduit de l’anglais, Isaac Deutscher, The Prophet Armed: Trotsky, 1879-1921 (New York: Verso Books, 2003), p. 237.
[50] Trotsky, Histoire de la révolution russe, tome 2, p. 449.
[51] Traduit de l’anglais, John Quiggin, “The February Revolution and Kerensky’s Missed Opportunity,” (New York Times, 6 mars, 2017).
[52] Traduit de l’anglais, “Why Korniloff Rebelled” (New York Times, 12 septembre 1917).
[53] Traduit de l’anglais, Sean McMeekin, “Was Lenin a German Agent?” (New York Times, 19 juin 2017).