Le grief déposé par les TUAC en lien avec l’épidémie de COVID-19 survenue en 2020 à l’usine Cargill de High River en Alberta est rejeté en arbitrage

En pleine vague estivale de COVID-19 au Canada, la décision de rejeter en arbitrage un grief déposé contre le géant de la transformation de la viande Cargill accusé de ne pas avoir empêché la propagation du virus dans ses installations de High River, en Alberta, montre une fois de plus l’hostilité de l’élite dirigeante à l’égard de toute mesure visant à protéger la santé des travailleurs en pleine pandémie.

Nommé médiateur par le gouvernement de l’Alberta, l’arbitre de griefs James Casey a tranché en faveur du conglomérat multinational Cargill dont l’usine albertaine a été la scène de la plus importante épidémie de COVID-19 en Amérique du Nord lors des premiers stades de la pandémie, avec plus de 900 infections et la mort de deux travailleurs.

Enseigne de Cargill [Photo by skhakirov / CC BY-SA 2.0]

Cette décision intervient alors que les taux de COVID-19 sont en hausse partout au Canada, ainsi qu’aux États-Unis et dans de nombreux pays européens. Selon les prévisions bihebdomadaires publiées par la Dre Tara Moriarty sur X/Twitter, le 6 juillet, le taux d’infection avait été multiplié par 10, les cas de COVID-19 longue par 5, les hospitalisations par 17 et les décès par 10 par rapport au point le plus bas de la pandémie. Ses chiffres, qui constituent la source de données la plus fiable depuis le démantèlement systématique de la quasi-totalité des collectes de données gouvernementales, révèlent qu’environ un Canadien sur 73 est actuellement infecté par la COVID-19.

Le conflit primordial entre les employés de l’abattoir principal de High River et la direction de Cargill porte sur le refus initial de l’entreprise de fermer son usine alors que le virus se propageait, ainsi que son opposition à adopter quelque mesure sérieuse que ce soit en matière de santé publique pour empêcher la propagation du virus. Alors que le nombre d’infections ne cessait d’augmenter en avril 2020, Cargill a refusé de fermer son usine. De nombreux travailleurs ont alors été hospitalisés, certains en soins intensifs. En quelques semaines, pratiquement la moitié de l’usine (951 travailleurs) avait contracté la COVID-19. Plus de 600 proches parmi les familles des travailleurs de Cargill ont également été infectés. En plus des deux travailleurs qui sont morts, un membre de la famille d’un autre travailleur infecté est également décédé. Ce n’est qu’après la confirmation du décès du premier travailleur, le 19 avril 2020, que Cargill a accepté à contrecœur de fermer son usine pendant deux semaines. Par la suite, les services de santé de l’Alberta ont donné leur feu vert au redémarrage de la production au début du mois de mai, mentant alors aux travailleurs en affirmant que l’installation était sûre.

Partout en Amérique du Nord, 30 membres du syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) avaient alors déjà perdu la vie à ce moment-là. Les TUAC ont joué un rôle déterminant dans l’organisation de la reprise du travail à High River, refusant catégoriquement de mener la moindre lutte collective des travailleurs pour défendre leurs droits en matière de santé et de sécurité.

Bien que les TUAC aient admis que l’usine n’était pas sûre, le président local du syndicat, Thomas Hesse, s’est plié aux diktats de l’entreprise et du gouvernement, qui ont déclaré l’usine sûre et ordonné la reprise du travail pour le début du mois de mai 2020. Alors que les travailleurs étaient terrifiés à l’idée de réintégrer l’usine et réclamaient la protection de leur syndicat, Hesse a annoncé qu’aucune grève ne serait entreprise pour s’opposer à cette réouverture dangereuse, déclarant plutôt: «Nous examinons les options juridiques. Nous ne demandons pas d’arrêt de travail. Un arrêt de travail ne serait pas légal.»

L’«option légale», à savoir le dépôt d’un grief en matière de santé et de sécurité, a finalement été tranchée le mois dernier, quelque quatre ans après la propagation mortelle du virus dans l’usine, bien trop tard pour les travailleurs qui sont décédés ou qui ont souffert de séquelles à long terme après avoir contracté la COVID-19.

Dans sa décision, l’arbitre de griefs Casey se range du côté de l’entreprise. Les TUAC demandaient un total de 20 millions de dollars en dommages et intérêts à Cargill en raison des actions (et de l’inaction) de l’entreprise au cours des premiers mois de l’épidémie de la COVID-19. Dans son grief, le syndicat demandait à Cargill d’indemniser chaque employé à hauteur de 10.000 dollars et de verser 100.000 dollars au syndicat. Toutefois, Casey a jugé que l’entreprise était largement irréprochable en raison des informations limitées et rapidement changeantes concernant la COVID-19 au cours des premiers mois de la pandémie. Selon Casey, Cargill a largement respecté ses obligations en matière de santé et de sécurité et ne peut être tenue responsable des dommages réclamés par le syndicat.

Dès le début, il était clair pour les travailleurs que les «précautions» initiales prises à l’usine de High River contre l’infection étaient douteuses. Le virus se développant dans l’environnement chaud et humide de l’usine et les travailleurs travaillant à proximité les uns des autres, les masques inadéquats fournis par l’entreprise n’offraient aucune protection sérieuse contre l’infection.

Même les inspecteurs de la santé publique craignaient certains secteurs de l’usine et effectuaient leurs observations sans y entrer en faisant appel à des dispositifs de surveillance électronique. Le 15 avril 2020, à la suite d’une telle «inspection», l’usine a été déclarée «sûre», et les travailleurs ont reçu l’ordre de continuer de travailler en dépit de centaines de cas d’infections. Quatre jours plus tard, le premier décès d’un travailleur était annoncé, ce qui entraîna la fermeture de l’usine pendant deux semaines. À l’issue de cette période, la direction de l’entreprise et la bureaucratie des TUAC veillèrent à ce que les travailleurs ne perdent pas de temps à réintégrer l’usine.

La Dre Deena Hinshaw, médecin hygiéniste en chef de l’Alberta, a déclaré que les fonctionnaires des services de santé de l’Alberta avaient procédé à des inspections sur place et qu’ils avaient été assurés que l’installation était sûre. La tentative du syndicat d’obtenir un ordre d’arrêt de travail auprès de la division de santé et sécurité au travail de l’Alberta (Alberta Occupational Health and Safety) s’est soldée par un échec. Un enregistrement audio d’une réunion publique avec les travailleurs de Cargill et d’autres documents obtenus par CBC News en 2021 montre que les ministres provinciaux conservateurs du Travail Jason Copping et de l’Agriculture Devin Dreeshan, de même que les responsables de la santé publique, y compris Hinshaw, ont délibérément dissimulé le danger qui subsistait.

«Si l’on considère l’ensemble de ces preuves», déclare Sean Tucker, professeur en santé et sécurité au travail, «il est clair que le fait de garder l’usine ouverte est plus important que la sécurité des travailleurs. Je pense qu’il y a suffisamment de preuves pour montrer qu’il y a eu une défaillance réglementaire dans le cas de l’usine Cargill de High River, en Alberta, que les responsables étaient au courant des problèmes mais qu’ils n’étaient pas habilités à en faire part aux travailleurs».

La publication de ces documents accablants a suscité des dénonciations acerbes du gouvernement provincial parmi les bureaucrates syndicaux, le président de la section locale 401 des TUAC, Hesse, qualifiant par exemple la gestion de l’épidémie par le gouvernement «pas seulement juste négligente, mais bien pire que négligente».

C’est là un fait indéniable, mais cela n’empêche pas que ces mêmes bureaucrates syndicaux ont aussi dit aux travailleurs, tout au long de la crise, qu’ils devaient s’en remettre à ce même gouvernement «négligent» et à ses institutions «juridiques» pour protéger leur santé et leur sécurité. Pendant l’épidémie de Cargill, les représentants des TUAC ont répété à maintes reprises que les commissions pro-patronales responsables des questions de l’emploi et de santé et sécurité en Alberta, supervisées par le gouvernement du Parti conservateur uni de droite radicale favorable à la grande entreprise, allaient protéger la santé et le bien-être des travailleurs sur les lieux de travail. Les agissements de Hesse résument bien cela puisqu’il a exclu catégoriquement toute grève des travailleurs pour s’opposer à un retour précipité à l’usine en mai 2020 en invoquant les «aspects juridiques» de la situation.

La déclaration de Hesse illustre bien la vision et le rôle des bureaucraties syndicales au Canada et ailleurs dans le monde. Elles défendent la primauté du maintien du cadre «légal» de la négociation collective et des relations de travail, une primauté qui est là pour protéger les intérêts des patrons aux dépens des travailleurs. Les responsables syndicaux s’opposent farouchement à toute remise en question de ce système, car celui-ci sous-tend leurs avantages et privilèges, notamment les salaires à six chiffres des hauts responsables et leurs postes prestigieux au sein de divers comités tripartites entreprises-gouvernement-syndicats.

L’argument selon lequel les travailleurs doivent se conformer à la «légalité» a été utilisé par les syndicats dans chaque province pour saboter l’opposition des travailleurs à la réouverture des écoles et des lieux de travail, et pour leur maintien en activité alors même que les infections montaient en flèche. Même quand l’indifférence flagrante de l’élite dirigeante et de ses structures étatiques à l’égard de la vie des travailleurs est étalée au grand jour, comme dans le cas présent chez Cargill, les bureaucrates à la Hesse cherchent à brouiller les pistes en proférant des fanfaronnades radicales et en feignant d’être choqués face à la «négligence» du gouvernement.

La loyauté de l’appareil syndical des TUAC envers ces structures corporatistes, plutôt qu’envers les travailleurs qu’il prétend représenter, a été soulignée une fois de plus au début du mois avec l’abandon de la grève des travailleurs de Cargill à Guelph, en Ontario. L’écrasante majorité des travailleurs faiblement rémunérés, dont beaucoup ont dû faire appel à des banques alimentaires pendant la grève qui a duré plus d’un mois, ont été contraints d’accepter un accord pourri qui ne satisfait aucune de leurs revendications.

L’arbitre de griefs Casey évite d’évoquer dans sa décision le partenariat corporatiste contre les travailleurs présent entre la direction de l’entreprise, la bureaucratie syndicale et les représentants du gouvernement. Il s’appuie plutôt sur les premières informations de santé publique qui attribuaient l’infection par la COVID-19 aux gouttelettes et non à la transmission par aérosol. De nombreux épidémiologistes et autres scientifiques de principe ont affirmé dès le départ que la COVID-19 – qui présente des similitudes évidentes avec le SRAS – était un phénomène se propageant par aérosol et ne pouvant être correctement atténué par les simples masques chirurgicaux de base alors distribués dans les usines et les bureaux. Malgré des preuves solides en appui de cette compréhension, les gouvernements du monde entier et les institutions internationales ont refusé de reconnaître la transmission aérienne de la COVID-19 dans les premiers stades de la pandémie, entraînant du coup des millions d’infections et décès.

Le gouvernement fédéral Trudeau a traité la transmission par aérosol de la COVID-19 comme une simple réflexion après coup. Ce n’est qu’à l’automne 2020, bien après que les études scientifiques aient démontré le rôle central de la propagation par voie aérienne, que les autorités de santé publique ont finalement admis que la transmission par aérosol était possible. En outre, comme la CBC l’a alors fait remarquer, cette modification des directives sur la COVID-19 s’est faite «discrètement». Elle n’a été accompagnée d’aucune campagne visant à avertir le public du danger de la transmission par aérosol, notamment en expliquant la nécessité de porter des masques N95 de haute qualité, et sans le moindre changement apporté dans la politique gouvernementale ou les exigences réglementaires pour les employeurs.

L’insistance du gouvernement fédéral sur le fait que les gouttelettes étaient le principal mode de transmission, une affirmation suivie par les gouvernements provinciaux et les entreprises dans tout le pays, était motivée par des raisons politiques et financières. La politique pandémique privilégiant «les profits avant la vie» de l’élite dirigeante, fondée sur le retour forcé des travailleurs dans des lieux de travail dangereux afin de permettre aux entreprises canadiennes de réaliser des bénéfices, exige que la transmission par voie aérienne soit niée ou à tout le moins minimisée. Cela permet aux gouvernements d’éviter d’imposer aux employeurs la responsabilité de prendre des précautions adéquates pour empêcher la propagation de la COVID-19 par voie aérienne, tout en supprimant l’obligation pour les gouvernements et les entreprises de financer des améliorations de base afin d’améliorer la ventilation et la qualité de l’air dans les installations publiques et commerciales.

(Article paru en anglais le 23 juillet 2024)

Loading