Le gouvernement Tinubu mobilise la police et l’armée pour écraser les manifestations dans tout le Nigeria

Depuis jeudi, les jeunes sont descendus dans les rues du Nigeria pour protester contre la flambée du coût de la vie, l’élimination de la subvention à l'électricité, le taux de chômage élevé et la corruption endémique.

Les manifestations, sous la bannière #EndBadGovernanceInNigeria, sont la cinquième action majeure contre le gouvernement depuis que le président Bola Tinubu, qui a imposé un programme d'austérité brutal au nom des créanciers du Nigeria, est arrivé au pouvoir lors d'une élection fortement contestée en mai 2023.

Des personnes manifestent contre les difficultés économiques dans la rue à Lagos, au Nigeria, le 2 août 2024. [AP Photo/Sunday Alamba]

Ils se sont heurtés à une répression féroce de la part des forces de sécurité, visant à intimider et à criminaliser les manifestations pacifiques et les reportages des médias, dans l'intérêt des kleptocrates nigérians et des sociétés énergétiques transnationales qui ont pillé les richesses du pays.

Amnesty International a déclaré que les forces de sécurité avaient tué 13 personnes – dont au moins quatre passants – dans tout le Nigeria au premier jour des manifestations, certains médias nigérians affirmant qu'au moins 17 personnes avaient été tuées, notamment dans la capitale fédérale Abuja et à Kano. Ces événements font suite à des avertissements selon lesquels les autorités imposeraient des conditions restrictives aux manifestations prévues à Abuja et à Lagos, la plus grande ville et la capitale commerciale du Nigeria.

Le chef de la police, Kayode Egbetokun, avait annoncé que les agences de sécurité «traiteraient avec fermeté» toute personne considérée comme une menace pour l'ordre public. Il a accusé les manifestants de vouloir déstabiliser le pays.

Le porte-parole de l’armée, le général de division Edward Buba, a déclaré que l'armée interviendrait pour prévenir toute manifestation qui menacerait de porter atteinte à l'ordre public. Il a insisté sur le fait que l'armée ne permettrait pas que se répètent les manifestations #EndSARS contre les brutalités policières en octobre 2020, qui ont entraîné la mort de 69 personnes et blessé des centaines d'autres dans tout le pays par les soldats du gouvernement.

À Abuja, la capitale fédérale, les manifestations sont devenues violentes lorsque la police a tiré des balles et des gaz lacrymogènes pour empêcher les manifestants de marcher sur le centre-ville et les villes satellites. La police nigériane a déclaré que près de 700 manifestants avaient été arrêtés dans tout le pays et que neuf policiers avaient été blessés samedi.

La voiture d'un journaliste a été touchée par des balles et au moins 50 journalistes ont été arrêtés. Selon six journalistes d'Abuja qui ont parlé à l'agence de presse AP, le Département des services de l'État, connu pour sa brutalité, a envoyé des agents cagoulés pour disperser les manifestants, puis a tiré des coups de feu sur les journalistes qui se trouvaient encore dans le stade national. Le Nigeria est classé 112e sur 180 pays dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.

La faim est de loin le principal problème. À Lagos, on pouvait lire sur l'une des pancartes : «Un jour, les pauvres n'auront rien d'autre à manger que les riches oppresseurs». Même si les manifestations ont été relativement discrètes, des policiers armés étaient présents dans toute la ville, y compris dans des endroits éloignés des zones de protestation où il n'y a pas eu de manifestations.

Les gouvernements des États du Kano, Jigawa, Yobe et Katsina ont imposé un confinement de 24 heures, interdisant aux gens de quitter leur domicile vendredi, affirmant que des «voyous» avaient pris contrôle des manifestations pour piller et vandaliser des propriétés.

L'État de Borno a annoncé un confinement de 24 heures dans la nuit de jeudi à vendredi, après que des manifestants antigouvernementaux ont commencé à défiler dans la capitale de l'État, Maiduguri. Selon le chef de la police, Egbetokun, cette mesure s'explique par le fait qu'une «explosion» a tué quatre personnes dans une foule de manifestants à Borno, tandis que 34 autres ont été «gravement blessées». Mais mercredi soir, une explosion – dont on pense qu'elle a été provoquée par le groupe djihadiste Boko Haram – a tué 16 personnes dans un salon de thé de la communauté rurale de Kawori.

La répression du gouvernement fait suite à des tentatives d’empêcher les manifestations. Tinubu a annoncé une augmentation du salaire minimum national de 30.000 à 70.000 N (43 $) par mois. Cette augmentation est bien inférieure aux 494.000 N réclamés par les syndicats, qui ont mis fin à la grève générale au bout de deux jours, en prétendant que le gouvernement envisageait de verser 250.000 N par mois en juin. Il a également promis que le gouvernement développerait des programmes financiers pour atténuer l'impact de la flambée des prix et de la chute de la monnaie.

Tinubu a cyniquement annoncé qu'il ne prendrait que la moitié de son salaire officiel. Étant donné qu'il est l'un des hommes les plus riches du pays, cette annonce n'a pas eu l'heur de plaire aux chômeurs nigérians. Pas plus que la proposition des membres de l'Assemblée nationale, qui comptent parmi les législateurs les mieux payés au monde et qui perçoivent également des sommes supplémentaires, voire plus importantes, qui ne sont pas divulguées, de faire don de la moitié de leur salaire à des œuvres de bienfaisance.

Tinubu a mobilisé certains des plus grands imams, évêques, chefs traditionnels et officiers militaires à la retraite du pays pour qu'ils interviennent afin d'éviter des manifestations surnommées «jours de rage», comme celles qui ont secoué le Kenya et contraint le président William Ruto à renoncer aux hausses d'impôts prévues et à limoger son cabinet le mois dernier. Ils ont averti que des insurgés tels que l'État islamique de la province d'Afrique de l'Ouest essaieraient de tirer parti de toute instabilité au Nigeria.

Rien de tout cela n'a apaisé les jeunes qui constituent la grande majorité des 222 millions d'habitants du Nigeria et qui ne peuvent se nourrir, encore moins s'éduquer ou se trouver un emploi. Quelque 40 % des Nigérians vivent dans l'extrême pauvreté. Le coût de la nourriture est si élevé et les revenus si faibles que 37 % des enfants nigérians souffrent d'un retard de croissance (malnutrition chronique ou taille insuffisante par rapport à l'âge), plus de la moitié d'entre eux étant gravement atteints, tandis que 18 % des enfants souffrent d'émaciation (malnutrition aiguë ou poids insuffisant par rapport à la taille), la moitié d'entre eux étant gravement atteints.

Les organisateurs de la manifestation, des ONG et des organisations militantes, avaient appelé sur les médias sociaux à dix jours de manifestations dans les rues à partir du 1er août. Leurs revendications, 19 au total, comprennent : la fin de l'inflation, qui atteint actuellement 34 %, l'emploi, le renforcement de la sécurité face à l'augmentation des enlèvements contre rançon, la réduction des coûts du gouvernement et la réforme électorale, judiciaire et constitutionnelle.

Ces conditions ont été exacerbées par l’élimination par Tinubu de la subvention sur les carburants, introduite il y a plusieurs décennies parce que, bien qu'étant un important producteur de pétrole, le plus grand d'Afrique, le Nigeria n'a qu'une faible capacité de raffinage du pétrole. L’élimination de la subvention, alors que 75 % de l'électricité du Nigeria provient de générateurs fonctionnant au diesel et à l'essence, a triplé le coût du carburant, rendant l'électricité et les transports hors de portée et faisant grimper les coûts de fabrication. En outre, après que la Banque centrale du Nigeria (CBN) a laissé flotter le naira, auparavant rattaché au dollar américain, pour encourager les investissements étrangers dans le pays, la monnaie a chuté de 70 %, ce qui a alimenté l'inflation. La CBN a porté les taux d'intérêt à un niveau sans précédent de 26,25 %, augmentant ainsi le coût du service de la dette et éliminant toute possibilité de filet de sécurité sociale.

Les conflits ethniques et religieux ont perturbé l'agriculture, notamment les conflits armés avec les groupes djihadistes dans le nord-est et les séparatistes biafrais dans le sud-est, les conflits entre éleveurs et agriculteurs dans le centre-nord, les opérations généralisées des gangs criminels ainsi que les enlèvements pour extorquer une rançon. Le Nigeria, qui était autrefois un grand exportateur net de denrées alimentaires, importe aujourd'hui une partie de ses produits alimentaires.

Le Nigeria est loin d'être un cas unique. Des conditions similaires de pauvreté et de brutalité policière se retrouvent sur l'ensemble du continent, qui a connu des manifestations de masse et des grèves menées par des jeunes au Kenya, en Ouganda, au Sénégal, au Ghana, en République démocratique du Congo, en Algérie, au Maroc et en Afrique du Sud, ainsi que neuf prises de pouvoir militaires au cours des cinq dernières années visant à empêcher le renversement des élites dirigeantes.

L'ampleur de la population jeune du continent – quelque 60 % ont moins de 25 ans et peu d'entre eux ont une perspective réaliste d'un emploi sûr et d'un avenir décent – témoigne de la poudrière qu'est l'Afrique.

L'ancien président nigérian Olusegun Obasanjo a averti que l'Afrique était au bord de l'abîme. Lors d'une interview accordée à Citizen TV, une chaîne affiliée à CNN, il a déclaré : «Dans toute l'Afrique, nous sommes assis sur un baril de poudre», ajoutant : «Il n'y a pratiquement aucune exception (pays) en Afrique où la jeunesse n'est pas en colère. Ils sont sans emploi, sans autonomie et ne voient rien d'autre que le désespoir.» Obasanjo a averti que «si aucune attention adéquate n'est accordée aux besoins de la jeunesse en Afrique [...] ça va mal tourner pour nous tous».

(Article paru en anglais le 4 août 2024)

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