À l’approche des élections de novembre, les hauts gradés de l’armée américaine se disent préoccupés de «l’environnement civil-militaire»

Par les appels du candidat républicain et ex-président Donald Trump à un déploiement national de l'armée contre les migrants et les manifestants anti-guerre et les appels des démocrates aux hauts responsables du Pentagone pour qu'ils s'engagent à désobéir à des ordres anticonstitutionnels de la Maison Blanche, l'armée américaine est entraînée comme elle ne l’a jamais été dans le tourbillon des élections de novembre.

La Garde nationale défile près du Capitole, le jeudi 4 mars 2021, sur Capitol Hill à Washington [AP Photo/Jacquelyn Martin]

Le fait que cela suscite de profondes inquiétudes au sein du haut commandement américain est clairement exprimé dans un rapport publié à la fin du mois dernier par l'armée américaine. Intitulé «Estimation annuelle 2024 de l’environnement de sécurité stratégique» , le document traite des préparatifs de guerre et des interventions américaines allant de l’Europe à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Amérique latine.

Tout en mettant en garde contre «la puissance, les ambitions et l’assurance croissantes» de la Chine dans la zone d'opérations du Commandement américain pour l'Inde-Pacifique, ainsi que contre les «signes troublants d'une résilience plus forte et d'une reconstitution plus rapide que prévu» de l'armée russe dans la guerre d’Ukraine soutenue par les États-Unis et l'OTAN, la partie du document stratégique la plus préoccupée concerne le statut de l’armée américaine aux États-Unis-mêmes.

«L’environnement civil-militaire américain est l’un des plus difficiles que l’armée ait connu depuis l’avènement de la force composée uniquement de volontaires en 1973», peut-on lire dans le document, rédigé par l’Institut d’études stratégiques de l’US Army War College. «La confiance du public dans l’armée est en déclin constant, l’armée américaine est confrontée à une crise de recrutement qui dure depuis plusieurs années et la confiance entre les hauts dirigeants militaires et politiques s’érode depuis plus d’une décennie.»

En effet, même si l’armée américaine conserve une cote de popularité supérieure aux niveaux abyssaux auxquels ont sombré celles du Congrès américain, des médias et des principaux hommes politiques capitalistes, elle a néanmoins chuté à un rythme alarmant, atteignant son plus bas niveau depuis plus d’un quart de siècle. Cette situation est due dans une large mesure aux débâcles subies lors des guerres d’agression américaines en Afghanistan et en Irak.

Le rapport attribue la baisse de popularité de l’armée et son éloignement croissant de la société civile en partie au déclin abrupt de la proportion de la population américaine en contact direct avec les 1,3 million de forces armées en service actif.

Lorsque la conscription a pris fin et qu’une «force entièrement composée de volontaires» a été créée face à la montée de l’opposition populaire à la guerre du Vietnam en 1973, «plus de 20 pour cent des adultes américains avaient déjà servi dans l’armée», selon le rapport. En revanche, «aujourd’hui, seuls 6 pour cent des gens se disent anciens combattants, et seulement 15 à 20 pour cent des Américains déclarent connaître quelqu’un qui a servi dans l’armée».

En outre, le recrutement en baisse provient de plus en plus de manière disproportionnée de quelques États du sud et des zones rurales et des petites villes d’Amérique. Le décalage croissant entre l’armée et la grande majorité de la population américaine risque de provoquer «l’émergence d’une caste de guerriers», prévient le rapport. Que cette «caste» est divisée par un fossé béant entre des soldats de base issus des régions les plus pauvres du pays et un échelon supérieur de généraux qui prennent leur retraite pour gagner des millions en rejoignant les conseils d'administration de grandes sociétés d'armement n'est suggéré nulle part dans l'étude de l’armée.

«La diminution des liens entre les civils et l'armée pourrait mettre en péril le contrôle civil aux États-Unis », prévient le rapport. Il ajoute :

Il y a des indices qui montrent que certains anciens combattants et militaires se considèrent comme ayant des valeurs supérieures au reste de la société américaine et se considèrent comme supérieurs en termes d’amour du pays et d’honneur. Si ces militaires ne respectent pas les valeurs ou les opinions des personnes pour lesquelles ils sont censés risquer leur vie, l’éthos démocratique est en danger.

Enfin, le rapport conclut, usant d’un lourd euphémisme, qu'il est «stratégiquement vital» de comprendre que «l'Amérique du Nord est confrontée à des troubles politiques [...] Le durcissement des positions idéologiques aux États-Unis a conduit à de profondes clivages politiques et culturels que les élections ne guériront probablement pas, présentant un danger aussi important que n’importe quelle menace extérieure ».

Loin de «guérir» toute division, les élections actuelles ont vu Trump prédire un «bain de sang» s’il n’est pas renvoyé au Bureau ovale et Biden avertir dans son discours à la Convention nationale démocrate que si «quelqu’un avait dit cela dans le passé, on l’aurait pris pour un fou, que c'est une exagération, mais il le pense vraiment ».

L’implication de l’armée américaine, ou de certains éléments de celle-ci, dans une tentative de coup d’État visant à résoudre une situation où le résultat des élections de novembre serait contesté constitue un danger réel et actuel. À cet égard, le siège du Capitole américain le 6 janvier 2021 doit être considéré non pas comme une aberration, mais plutôt comme un prologue à 2024.

Des officiers militaires à la retraite, qui entretenaient incontestablement des liens étroits avec les hauts commandants d’active, ont joué un rôle clé dans l’organisation et l’incitation politique du coup d’État du 6 janvier. De plus, de hauts responsables civils du Pentagone nommés par Trump et de hauts commandants en uniforme s’appliquèrent à bloquer le déploiement des troupes de la Garde nationale au Capitole, alors même que sa force de police était attaquée et mise en déroute par des milliers de manifestants et de miliciens paramilitaires déployées par les Proud Boys, Oath Keepers et autres groupes fascistes.

Parmi les généraux ayant délibérément ralenti tout déploiement de troupes, donnant à ces éléments fascistes le temps de poursuivre leur objectif de s'emparer du Capitole et de prendre en otage des membres de la Chambre et du Sénat, se trouvait le général Charles Flynn, qui avait d'abord menti sur son appel téléphonique au chef de la Garde nationale de Washington, DC, où on a décidé de retenir les troupes. Loin de punir Flynn, dont le frère, le général Michael Flynn (à la retraite), était l'un des partisans les plus véhéments du mensonge des «élections volées» et du coup d'État même du 6 janvier, le Pentagone l'a promu au poste prestigieux de commandant des forces armées dans l’Inde-Pacifique, tout en continuant de dissimuler son rôle dans la tentative de coup d’État du Capitole.

Quant aux inquiétudes exprimées dans le rapport concernant «la politisation croissante de l’armée» et une «philosophie démocratique» battue en brèche, elles sont démenties par les calculs manifestement politiques et antidémocratiques exprimés tout au long du document concernant les opérations militaires américaines dans le monde. Ce n’est nulle part plus vrai qu’en Amérique latine où l’armée américaine participe depuis plus d’un siècle à des invasions, des interventions et des coups d’État visant à renverser des gouvernements jugés insuffisamment soumis aux intérêts impérialistes américains et à installer des dictatures militaires à leur place.

En plus de mettre en garde contre la Chine, qui a supplanté les États-Unis comme principal partenaire commercial de la plupart des pays d’Amérique latine et que le rapport accuse de « construire et exploiter des infrastructures portuaires, numériques et spatiales à double usage qu’elle pourrait utiliser contre les États-Unis en temps de guerre», le rapport s’attarde longuement sur les développements politiques purement intérieurs dans les pays de ce qu’il décrit comme la «zone d’opérations du Commandement Sud des États-Unis».

Il prévient ainsi que «les groupes au pouvoir et dans l’opposition, en particulier la gauche, se servent du mécontentement comme d’une arme, tirant parti d’instruments des réseaux sociaux pour déstabiliser, prendre le pouvoir et consolider le contrôle…»

Outre le gouvernement Maduro au Venezuela et les sandinistes au Nicaragua, il accuse «le gouvernement Libre au Honduras, le gouvernement Gustavo Petro en Colombie et le gouvernement Luis Arce en Bolivie» d’avoir soulevé «des inquiétudes concernant les comportements antidémocratiques et les divergences avec les États-Unis» dans la coopération pénale et sécuritaire et dans d’autres domaines. Il cite également le gouvernement du Parti des travailleurs du président Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil pour avoir adopté «des politiques régionales et mondiales dans l'esprit d'une politique étrangère indépendante qui sont préjudiciables aux États-Unis», tout en accusant le «régime Morena d'Andrés Manuel López Obrador» au Mexique, d’avoir «un bilan mitigé et troublant en matière de coopération avec les États-Unis... ».

Il ne fait aucun doute que dans chacun de ces pays fautifs, l’armée américaine remanie continuellement ses plans d’intervention militaire directe en vue d’un changement de régime. Dans des pays comme la Colombie et le Brésil, le Commandement Sud des Etats-Unis entretient des relations étroites avec ses homologues militaires, indépendamment des relations de gouvernement à gouvernement, dans le but de préparer une collaboration directe dans la préparation de coups d’État militaires lorsque ceux-ci sont jugés nécessaires.

Le rapport salue spécifiquement le nouveau président fasciste argentin Javier Milei pour être arrivé au pouvoir «avec un programme fortement pro-marché et une orientation particulièrement pro-États-Unis/sceptique vis-à vis-de la Chine». Il ajoute que le succès ou l'échec de son gouvernement d'extrême droite enverrait « des signaux importants au reste de la région concernant la fiabilité des États-Unis en tant que partenaire et les avantages liés à la poursuite sur la voie des économies de marché, de la transparence et de la démocratie à l’occidentale ».

Un appareil militaire américain qui célèbre la montée des éléments les plus d’extrême droite en Amérique latine tout en dénigrant et en cherchant à saper même les éléments les plus dociles de la «marée rose» déclinante de la bourgeoisie latino-américaine peut difficilement être décrit comme «apolitique». Comment pourrait-il ne pas appliquer de tels calculs aux États-Unis eux-mêmes?

«De la guerre», le traité sur la stratégie militaire écrit par le général prussien et théoricien militaire du début du XIXe siècle Carl von Clausewitz est une lecture obligatoire dans les écoles militaires et les écoles de formation avancée des États-Unis. Sa déclaration la plus célèbre est que «la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens».

Dans le cas de l’armée américaine, avec sa vaste empreinte mondiale et son budget gargantuesque de 886 milliards de dollars, représentant près de 56 pour cent du total des dépenses budgétaires américaines, cet aphorisme pourrait bien être inversé, l’intervention dans la politique intérieure devenant la poursuite de la guerre par d'autres moyens.

Les deux principaux partis capitalistes ont préparé le terrain pour une telle intervention, à la fois par le renforcement massif de l’appareil militaire américain et par leur poursuite du militarisme et de la guerre au niveau international. Dans le cas des Républicains, Trump a encouragé le recours direct à la force militaire américaine aux États-Unis mêmes, tout en ourdissant des complots de coup d’État au sein du Pentagone. De leur côté, les Démocrates ont fait appel aux mêmes militaires pour qu’ils soient les arbitres ultimes de la Constitution américaine.

La menace très réelle d’un coup d’État militaire et d’une dictature aux États-Unis, tout comme la tendance croissante vers une Troisième Guerre mondiale, ne peut être contrée avec succès que par la mobilisation de la classe ouvrière en opposition à l’oligarchie financière et des trusts. Cela nécessite une rupture politique complète d’avec le Parti démocrate et une lutte irréconciliable contre les deux grands partis et le système capitaliste de profit qu’ils défendent. En attendant, personne ne devrait détourner les yeux des machinations menées au Pentagone.

(Article paru en anglais le 23 août 2024)

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