Rapport donné au huitième congrès national du SEP (États-Unis)

Socialisme, histoire et défense des droits démocratiques

Nous publions ci-dessous le rapport présenté par Tom Mackaman au huitième congrès du Socialist Equality Party des États-Unis (Parti de l’égalité socialiste). Le congrès s'est tenu du 4 au 9 août 2024. Il a adopté à l'unanimité deux résolutions, «Les élections américaines de 2024 et les tâches du Parti de l'égalité socialiste» et «Libérez Bogdan Syrotiuk!»

Je souhaite également m'exprimer en faveur du document du Congrès, «Les élections américaines de 2024 et les tâches du Parti de l'égalité socialiste», et en particulier de son troisième point, qui déclare:

Dans la situation mondiale actuelle, la théorie de la révolution permanente – formulée à l'origine par Léon Trotsky suite à la révolution de 1905 en Russie et développée au cours de la lutte lancée en 1923-1924 contre la bureaucratie stalinienne et sa répudiation nationaliste de l'internationalisme marxiste – reste le fondement théorique essentiel de la stratégie révolutionnaire. Trotsky soutenait que: 1. Dans tous les pays, la lutte pour la démocratie et sa défense ne pouvait être séparée de la lutte pour l'établissement du pouvoir ouvrier et la mise en œuvre d’une politique socialiste; et 2. La lutte pour le socialisme devait être menée sur la base d'une stratégie internationale orientée vers la mobilisation mondiale de la classe ouvrière contre le système capitaliste mondial.

Le Congrès votant l'indépendance, par Robert Edge Pine, ca. 1784-1788

Permettez-moi tout d'abord d'évoquer deux anniversaires, l'un d’un fait tout récent, l'autre d’un fait vieux de deux siècles et demi.

Il y a cinq ans ce mois-ci, le New York Times publiait le Projet 1619. Les historiens du futur pourraient bien regarder avec curiosité le fait que, des mois avant la tentative de coup d'État fasciste de Donald Trump – qu’on préparait au grand jour – la publication phare du libéralisme américain a déclenché une campagne massive de falsification historique visant à discréditer les deux révolutions américaines – le Guerre révolutionnaire et la Guerre de sécession, c'est-à-dire les événements mêmes qui ont créé la république et la démocratie américaines.

L’argument central de cette gigantesque entreprise politique et commerciale était que 1776 n’était pas la «véritable fondation» des États-Unis. La véritable fondation, affirmait-t-on, a eu lieu en 1619, avec la première arrivée enregistrée d’esclaves en Virginie coloniale. Le Projet 1619 soutenait en outre que la guerre d’indépendance n’était rien de plus qu’une contre-révolution lancée pour défendre l’institution de l’esclavage contre les projets d’émancipation impériale britannique. En d’autres termes, il n’y avait jamais eu de révolution démocratique aux États-Unis ni la Révolution américaine, ni la Guerre de sécession, qui, selon le Projet, n’était qu’une lutte entre frères racistes.

Le Projet 1619 du New York Times et la falsification racialiste de l'histoire. Edité par David North et Thomas Mackaman.

Ce n’est pas ici le lieu de passer en revue notre travail en réponse au Projet 1619. Mais les camarades se souviendront que c'est le WSWS qui a dénoncé et discrédité le Times. Autrement dit, c’est l’élément conscient de la classe ouvrière, et en réalité nous seuls – avec une poignée d’historiens honnêtes – qui a défendu les acquis démocratiques des deux premières révolutions américaines. Je reviendrai sur ce fait significatif, car il constitue la partie historique indispensable d'une lutte plus vaste encore, évoquée dans la référence du document à la Révolution permanente: la défense des droits démocratiques fondamentaux est devenue indissociable de la lutte pour le socialisme, non seulement aux États-Unis, mais partout.

Chacun de nous, j’en suis sûr, comprend que nous ne sommes pas réunis ici aujourd’hui en tant qu’individus. Nous sommes des délégués représentant la classe ouvrière. Nos délibérations visent à fournir un programme, une perspective et une direction révolutionnaires à la classe ouvrière pour la période à venir, riche en possibilités révolutionnaires.

Ce qui m'amène au deuxième anniversaire. Ce jour-là, il y a 250 ans, un autre groupe de délégués traversait la côte nord-américaine britannique pour se rendre à Philadelphie pour un autre type de congrès révolutionnaire, le Premier congrès continental, qui s'est réuni au Carpenters Guild Hall de Philadelphie le 5 septembre 1774.

Tableau de John Trumbull, « Déclaration d'Indépendance », représentant le comité de rédaction présentant son travail au Congrès continental. Jefferson est au milieu, Franklin à sa droite et Adams à sa gauche.

Le Congrès continental fut convoqué en réponse aux Actes intolérables ou coercitifs, comme on les appelle désormais. Adoptées par le Parlement au cours de la première moitié de 1774, ces lois visaient Boston, alors la troisième plus grande ville britannique d'Amérique du Nord, avec seulement 15 000 habitants. Le port avait été le foyer d'une agitation contre le Parlement au cours des années de la crise impériale, qui avait débuté avec l'opposition au Stamp Act en 1765 et avait culminé en 1773 avec le Boston Tea Party, au cours duquel les Bostoniens s'étaient déchaînés contre le monopole royal d'exclusivité de la Compagnie des Indes orientales en déversant du thé dans le port.

La Boston Tea Party en 1773

En représailles, le Parlement, avec l'assentiment du roi George III, imposa le Boston Port Act, le Massachusetts Government Act, l'Administration of Justice Act, le Quartering Act et, bien que d'origine quelque peu différente, le Quebec Act. Le premier imposa un blocus au port de Boston. Le second balaya les instances représentatives locales. Le troisième accordait au gouverneur royal du Massachusetts la prérogative de déplacer les procès devant un jury en Grande-Bretagne pour une application plus efficace de la justice royale. Le Quartering Act s'appliquait à toutes les colonies et imposait de nouvelles exigences pour le cantonnement de l'armée permanente détestée. Le Quebec Act étendait le territoire du Québec aussi loin au sud que la rivière Ohio et signalait que l'Empire britannique avait l'intention de gouverner le vaste intérieur de l'Amérique du Nord de la même manière que la monarchie absolutiste française l'avait fait avant sa défaite face aux Anglo-Américains dans la Guerre de Sept Ans: en tant que domaine d'autorité royale fidèle où la propriété monarchique et les relations économiques mercantilistes, principalement le contrôle du commerce des fourrures, seraient maintenues.

Le Parlement et le Conseil privé avaient espéré faire de Boston un exemple pour intimider tous les colons, ainsi que les radicaux en Angleterre. La réponse américaine a été stupéfiante. Depuis le nord de la Nouvelle-Angleterre, dans ce qui allait bientôt devenir le Vermont, jusqu'en Géorgie, dans les villes, villages et campagnes, le peuple s'est opposé à l'autorité royale. Partout, les fonctionnaires royaux regardaient avec un étonnement impuissant l'apparition de nouvelles formes de gouvernement: comités de salut public, comités de correspondance et divers groupes de guilde parmi les artisans et ceux se faisant appeler Fils de la Liberté. Une situation de double pouvoir était apparue.

Ce fut sur la base de ce mouvement que furent envoyés des délégués aux deux Congrès continentaux, convoqués en 1774 et 1775, dont les noms nous sont familiers comme «Pères fondateurs»: les cousins John et Samuel Adams du Massachusetts; Alexander Hamilton et John Jay de New York; Benjamin Franklin et Benjamin Rush de Pennsylvanie; George Washington, Thomas Jefferson, Patrick Henry, George Mason et James Madison de Virginie; parmi tant d'autres. Le simple fait de dire de tels noms c’est constater le déclin stupéfiant du leadership de ces «représentants» qu’autrefois on qualifiait d’hommes d’État américains !

Le roi George III

Le Premier Congrès continental n’a pas pris la décision de déclarer l’indépendance. Au contraire, sous l'influence d'un bloc de membres conservateurs des colonies de l'Atlantique centrale, dirigé par John Dickinson, il affirma dans sa Déclaration et ses Résolutions le droit des colons de légiférer eux-mêmes en tant qu'Anglais, séparés du Parlement britannique mais toujours sous le roi. Et le document concluait en autorisant une pétition au roi, acte rituel de subordination familier dans l’histoire de la monarchie. Les camarades se rappelleront peut-être que l'événement qui a précipité le déclenchement de la Révolution russe de 1905 a été la pétition présentée par le père Gapon, à la tête d'une marche pacifique des ouvriers à Saint-Pétersbourg, le jour du «dimanche sanglant» (dimanche 22 janvier) qui fut accueillie par des attaques au sabre de cavaliers et des tirs de fusil de la garde du tsar à l'extérieur du Palais d'Hiver, tuant et blessant des centaines de personnes.

Le roi George III n'était pas plus disposé à entendre les supplications de sujets désobéissants en 1774 que le tsar Nicolas II ne l’a été en 1905. Le roi ne pouvait tolérer aucun partage de la souveraineté parlementaire à travers laquelle, dans la constitution britannique de l'époque, son pouvoir s’exerçait. Au lieu de quoi le Parlement déclara le 9 février 1775 le Massachusetts en état de rébellion. Sous la direction du nouveau gouverneur militaire de la colonie, le général Sir Thomas Gage, des milliers de soldats britanniques supplémentaires furent envoyés à Boston et le blocus de son port fut renforcé. Comme les cosaques du tsar, les tuniques rouges du roi avaient pour ordre de recourir à la force contre la résistance.

Cela fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Dans la théorie du contrat de gouvernement qui a émergé pour la première fois avec Thomas Hobbes à la suite de la guerre civile anglaise au dix-septième siècle, et qui a été affinée et développée avec John Locke et d'autres penseurs des Lumières au dix-huitième, les monarques et les gouvernements existaient grâce à une sorte d'accord qui était issu d’un état de nature. Les considérations de ce contrat étaient l'allégeance et la protection: les sujets remettaient leur allégeance au roi; en échange, le roi accordait sa protection. À l'hiver 1774 et au printemps 1775, le roi, en envoyant l'armée à Boston, retira sa protection. Les colons ont alors retiré leur allégeance. Le décor était planté pour la révolution. Pour faire une comparaison douloureusement évidente avec le présent, peut-on encore douter que la classe dirigeante américaine ait retiré sa protection au peuple dans des conditions où elle laisse éclater la pandémie de COVID-19, allant jusqu’à interdire de compter le nombre de malades et morts, et alors qu'elle court aveuglément vers l'apocalypse nucléaire ?

Ce n’est pas ici le lieu de discuter des combats qui ont fait rage entre 1775 et 1781, mais de noter que la réponse féroce de la Grande-Bretagne à Boston et son refus de tolérer tout compromis ont provoqué une issue bien plus radicale que ce qui s’était produit en 1774. Un résultat immédiat fut la Déclaration d’indépendance, publiée par le Deuxième congrès continental, avec son affirmation de l’égalité humaine – aussi révolutionnaire aujourd’hui qu’elle l’était en 1776 dans toutes ses implications explosives. Une autre raison fut l’éclipse de personnalités réformistes américaines, comme Dickinson, qui avaient espéré le maintien des colonies en tant que membres de l’Empire sur un pied d’égalité avec la mère patrie. À leur place se sont imposés les penseurs et agitateurs révolutionnaires les plus audacieux, comme Tom Paine, qui souhaitait déclarer la guerre au monde aristocratique tout entier.

Dans ce processus, la Révolution américaine a pris le caractère d’une lutte non pas tant pour l’autonomie du pays que pour celui de savoir qui gouvernerait le pays, pour reprendre une expression inventée il y a longtemps par l’historien Carl Becker. Les échelons supérieurs de la société coloniale étaient, d’une manière générale, ceux les plus liés à l’autorité royale. Ils assuraient leurs positions grâce à des dispenses monarchiques et étaient donc littéralement dépendants du roi. Leurs différentes fonctions étaient traitées comme une forme de propriété – un principe aristocratique qui réapparu aujourd’hui avec une force redoublée aux États-Unis! Sans surprise, ces aristocrates coloniaux, ainsi que ceux qu’ils avaient pu retenir à leurs côtés grâce à des liens d’obligation personnelle, incarnaient les loyalistes pendant la guerre d’indépendance. Représentant probablement 20 pour cent de la population, les loyalistes ont été vaincus après de violents combats.

La plupart ont fui vers le Canada, les Antilles britanniques et la mère patrie. De nombreuses familles ont été brisées. Le seul fils survivant de Benjamin Franklin, William, gouverneur royal du New Jersey au début de la guerre, est resté loyaliste, a été emprisonné dans une prison patriote – sans aucune aide de l'illustre père qu'il avait trahi – et a finalement fui vers l'Angleterre. Ils ne se sont jamais réconciliés. La révolution a chassé les monarchistes et liquidé les formes de propriété féodales et aristocratiques dans les colonies: propriété foncière royale et aristocratique (la Pennsylvanie, par exemple, avait été une colonie propriétaire de la famille Penn), primogéniture et substitution héréditaire, et possession de fonctions publiques.

La prise de la Bastille, de Jean-Pierre-Louis-Laurent Houel, 1789.

Il est vrai que la monarchie était faible en Amérique, dans la frange la plus éloignée de ce que l’Europe considérait comme «le monde civilisé». Mais il s’agissait néanmoins d’une société monarchique s’étendant du roi vers le bas, à travers une longue suite de dépendances et de servitude jusqu’aux serviteurs sous contrat et aux esclaves. Faible, certes, mais pas moins réelle pour autant. Pour paraphraser quelque chose que Lénine disait de la Russie en 1917, nous pourrions dire qu’en 1776, la chaîne de l’ordre féodal mondial s’est brisée à son maillon le plus faible, l’Amérique. Mais celle-ci se brisa néanmoins, et bientôt la tension relâchée de la chaîne frappa de l'autre côté de l'Atlantique – et, 13 ans et 10 jours plus tard pour être précis – au cœur même de l'Ancien Régime lors de la prise de la Bastille à Paris le 14 juillet 1789.

Et dans ce sens – leur rôle progressiste dans l’histoire du monde – la Déclaration d’Indépendance et la Révolution américaine surmontent les limitations que leur a imposées leur époque et parlent aux éléments progressistes de la société jusqu’à nos jours, raison pour laquelle Marx, dans une lettre à Lincoln, pouvait affirmer que le sort de l’Union pendant la guerre civile «portait le destin» de la classe ouvrière; et pourquoi Lénine a pu, dans une lettre de 1918 aux travailleurs américains, qualifier la Révolution américaine de « l'une de ces grandes guerres véritablement libératrices et véritablement révolutionnaires dont il y a eu si peu en comparaison du grand nombre de guerres de conquête ».

Et c’est pourquoi David North, en motivant la fondation du Socialist Equality Party (Parti de l’égalité socialiste) en 1995, a pu ancrer un nouveau développement majeur du CIQI, en partie, dans l’histoire révolutionnaire américaine:

La revendication d’égalité sociale ne résume pas seulement l’objectif fondamental du mouvement socialiste; elle évoque également les traditions égalitaires si profondément enracinées dans les traditions véritablement démocratiques et révolutionnaires des travailleurs américains. Toutes les grandes luttes sociales de l’histoire américaine ont inscrit sur leurs bannières la revendication de l’égalité sociale. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, dans le contexte actuel de réaction politique, cet idéal est sans cesse attaqué.

Certes, la Révolution américaine n’était pas une révolution socialiste, et elle n’aurait pas pu l’être, limitée comme elle l’était par les conditions de son époque.

Thomas Jefferson, portrait de 1791 par Charles Wilson Peale

Pourtant, dans sa pensée la plus radicale, elle a adopté une certaine rhétorique socialiste ciblant la richesse barricadée et l’idéologie qui la soutenait. Jefferson, écrivant à Madison depuis la France dans les jours grisants de septembre 1789, deux mois après avoir contribué à la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, écrivait:

Je suis parti de cette base, que je considère comme allant de soi, ‘‘que la terre appartient en usufruit aux vivants’’: que les morts n'ont ni pouvoirs ni droits sur elle. La part occupée par un individu cesse de lui appartenir lorsque lui-même cesse d'être et revient à la société.

Il n’était pas encore possible à cette époque de discerner les origines de la propriété privée, de l’État ou des classes sociales – découvertes qui attendaient le développement ultérieur du capitalisme et les travaux de Marx et d’Engels un demi-siècle plus tard. Pourtant, la politique et la philosophie anti-aristocratiques de la Révolution ont conduit aux États-Unis à une célébration démocratique du travail, qui était considéré depuis des temps immémoriaux comme la malédiction des déchus. La séparation la plus fondamentale et la plus élémentaire dans la société a longtemps été entre ceux qui travaillent – le bas peuple – et ceux qui ne travaillent pas, l’aristocratie. «Ce clivage social, ‘‘la plus ancienne et la plus universelle de toutes les divisions du peuple’’, a supplanté toutes les autres dans la culture, même celle entre libres et esclaves que nous trouvons si horriblement visible», note l'historien Gordon Wood.

La Révolution américaine a mis en place une défense de la propriété contre les prédations impériales qui est souvent résumée de manière simpliste dans la phrase «pas de taxation sans représentation». Avec le temps, cette défense s’est transformée en une défense de toutes les formes de propriété – pour les esclavagistes du Sud, y compris la propriété humaine. Et pourtant, la conception commune au temps de la Révolution était que la propriété privée elle-même devait provenir d'un droit encore plus ancien et plus originel, celui de la propriété sur soi. Ce n’est que par l’application du travail dans un état de nature que la richesse a pu émerger, selon cette première théorie de la valeur du travail – par coïncidence élaborée en 1776, la même année que la Déclaration, par Adam Smith dans sa Richesse des nations. L’esclavage des biens meubles s’opposait manifestement à cette nouvelle pensée.

Frances Trollope, auteur de «Domestic Manners of the Americans» (Moeurs quotidiennes des Américains)

Et dans les États du Nord, l’esclavage et la servitude sous contrat ont rapidement disparu. L’aspect culturel de la révolution démocratique dans le Nord était si complet que le mot «maître», omniprésent en 1770, a disparu de l’usage pour décrire la relation sociale lié à l’emploi, remplacé par le mot «boss» d’origine néerlandaise. Le mot «serviteur» a également été pratiquement banni, un fait qui a stupéfié la voyageuse anglaise Frances Trollope, comme elle l'a rapporté en 1832 dans son ouvrage Domestic Manners of the Americans (Mœurs quotidiennes des Américains). Chercher à embaucher de la main-d’œuvre domestique en utilisant le terme «serviteur», écrit Trollope, «est plus qu’une petite trahison envers la République». Certes, le revers de la médaille était la naturalisation croissante de l’exploitation inhérente au travail salarié, masquée par son caractère apparemment volontaire. En réalité, les salariés étaient, et sont, à peine plus libres de choisir de ne pas travailler que les esclaves, c’est pourquoi les premiers militants ouvriers, dans leur tentative de mobiliser leurs camarades, ont qualifié leur condition d’«esclavage salarié». Mais ceci relève d’une autre discussion.

Le développement du Sud a été tout à fait différent. À l’époque de la Révolution et immédiatement après, on peut trouver de nombreux exemples de pères fondateurs esclavagistes condamnant l’esclavage, et prenant même certaines mesures pour mettre ce qu’ils appelaient honteusement «l’institution particulière» sur la voie de l’extinction. Mais au rythme de l’industrialisation britannique, la demande de coton a augmenté, et avec elle, la valeur des esclaves. Cette histoire sanglante nous rappelle la remarque de Balzac selon laquelle derrière chaque grande fortune, il y a un grand crime. Une nouvelle et vile aristocratie américaine est née de l'esclavage et du coton avant la guerre civile, une aristocratie qui en est venue à regretter la proclamation de l'égalité humaine dans la Déclaration d'Indépendance.

En 1848, alors que l’Europe était en feu dans un embrasement révolutionnaire massif au cours duquel la classe ouvrière commença à émerger en tant que force sociale distincte – la même année où Karl Marx et Friedrich Engels écrivirent et publièrent le Manifeste du Parti Communiste – cette année-là, le sénateur John C. Calhoun, le plus grand défenseur de l'esclavage aux États-Unis, a prononcé un discours attaquant Jefferson et la Déclaration d'Indépendance. Calhoun a accusé ce qu'il a appelé «la plus fausse et la plus dangereuse de toutes les erreurs politiques» dans la Déclaration.

Il poursuivit:

La proposition à laquelle je fais allusion est devenue un axiome dans l’esprit d’une grande majorité des deux côtés de l’Atlantique, et est répétée quotidiennement de langue en langue, comme une vérité établie et incontestable; c’est que «tous les hommes naissent libres et égaux».

En 1857, George Fitzhugh, un autre propagandiste sudiste en faveur de l'esclavage, s'en est également pris à la Déclaration. Dans son tract Cannibals All! Or, Slaves without Masters (Tous des cannibales, ou Esclaves sans maîtres), Fitzhugh écrit :

Nous concluons qu’environ dix-neuf individus sur vingt ont ‘‘un droit naturel et inaliénable’’ à être pris en charge et protégé; avoir des tuteurs, des administrateurs, des maris ou des maîtres; en d’autres termes, ils ont un droit naturel et inaliénable d’être esclaves […] Liberté pour quelques-uns – esclavage, sous toutes ses formes, pour la masse!

Bork (à droite) avec le président Ronald Reagan dans le bureau ovale en juillet 1987

Permettez-moi de passer à une attaque très similaire contre la Déclaration, plus récente. En 1996, Robert H. Bork, un candidat d'extrême droite battu à la Cour suprême, a publié Slouching Towards Gomorrah, dans lequel il faisait écho à la haine venimeuse de Calhoun pour l'égalité. «Les phrases retentissantes de la Déclaration ne sont guère utiles, voire peuvent être pernicieuses, si elles sont utilisées, comme elles le sont généralement, comme un guide d'action, gouvernementale ou privée», a déclaré Bork. «Les mots poussent finalement vers des extrêmes de liberté et de recherche du bonheur qui courtisent la liberté personnelle et le désordre social.»

À propos de Jefferson, Bork se plaignait qu’il «était un homme des Lumières et que la Déclaration d’Indépendance est un document des Lumières». L'attaque de Bork contre les Lumières et la Déclaration est remarquable pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que Bork est communément considéré comme le parrain intellectuel de la conspiration en place contre la démocratie communément appelée «la majorité à la Cour suprême». Et deuxièmement, et plus important encore, parce que David North a répondu longuement à l'attaque de Bork dans un pamphlet qui signalait, dès 1996, que la classe ouvrière se préparait à prendre la direction dans la défense des droits démocratiques: L'égalité, les droits de l'homme et la naissance du socialisme.

La guerre civile [Guerre de sécession] américaine, 1861-1865

Les espoirs qu'un compromis puisse être trouvé avec une telle classe dirigeante que représentait l’oligarchie esclavagiste étaient, au bas mot, plus fantaisistes que ceux des pères fondateurs réformateurs qui, en 1774, imaginaient qu'un accord pourrait être conclu avec le roi George III, un despote éclairé considérant les normes de son époque. Plus fantastiques encore sont les prières de miséricorde adressées aujourd'hui par des individus comme Bernie Sanders à l'aristocratie financière américaine, une puissance véritablement devant laquelle il faut s’aplatir.

Mais aucun diable à notre connaissance ne s’est volontairement coupé les griffes. Pour détruire l’esclavage, il fallait une grande Deuxième Révolution américaine, dirigée par une nouvelle génération de dirigeants, des personnalités telles qu’Abraham Lincoln, Frederick Douglass, U.S. Grant et Thaddeus Stevens. Au prix de ce que les historiens estiment aujourd’hui à 750 000 morts, l’esclavage fut détruit. La domination de l’économie du Sud a été arrachée au capitalisme britannique au profit du capitalisme américain émergent. Le plus grand marché capitaliste unique au monde a été créé. La révolution démocratique aux États-Unis fut parachevée par les 13e, 14e et 15e amendements lors de la Reconstruction radicale sous Stevens, et avec l'écrasement du Ku Klux Klan par Grant lors de la Reconstruction militaire, sujet d'une nouvelle histoire de Fergus Bordewich.

Les Républicains les plus radicaux, dirigés par Stevens, cherchaient à forger dans le Sud une coalition composée d’esclaves affranchis et de Blancs pauvres, dont beaucoup étaient restés fidèles à l’Union pendant la guerre civile. Stevens, condamné comme un «niveleur» par ses adversaires, était convaincu que le moyen d’y parvenir passait par la confiscation des terres aux propriétaires de plantations perfides du Sud et par la redistribution de celles-ci entre les pauvres, noirs et blancs. Il y avait même eu un précédent pour une telle mesure pendant la guerre, dans le Special Field Order 15 du général William Tecumseh Sherman, émis au début de 1865 et à l'origine du slogan des «40 acres et une mule» à donner aux esclaves affranchis – une demande tout à fait justifiée après «deux cent cinquante ans de labeur sans contrepartie», selon les mots de Lincoln.

Les républicains de Lincoln avaient supervisé la plus grande saisie de propriété privée de l'histoire avant les bolcheviks de Lénine, sous la forme de la libération sans compensation des esclaves. Par sa destruction de l’esclavage, le Parti républicain était un parti révolutionnaire. Pourtant, le Parti républicain était aussi un parti bourgeois. Cet aspect de sa nature avait été nourri par le développement stupéfiant de l’industrie et de la finance capitalistes pendant la guerre.

Karl Marx (1818-1883)

De plus, comme Marx l’avait prévu, la Guerre de sécession avait donné une puissante impulsion au développement de la classe ouvrière. Il écrit dans Capital:

Dans les Etats-Unis du nord de l'Amérique, toute velléité d'indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l'esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s'émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. Mais la mort de l'esclavage fit éclore immédiatement une vie nouvelle. Le premier fruit de la guerre fut l'agitation des huit heures, qui courut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l'océan Atlantique à l'océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'en Californie.

Dans ce contexte de luttes syndicales croissantes dans le Nord, les factions dominantes du Parti républicain ont commencé à craindre Stevens et ses projets de redistribution – notamment le New York Times, dont la défense actuelle de la propriété privée n’est pas nouvelle. En 1867, en réponse à l'appel de Stevens à la confiscation et au repartage des terres de l'oligarchie du Sud, le Times écrivait:

Si le Congrès doit prendre connaissance des revendications du travail contre le capital [..] il ne peut y avoir de prétexte décent pour confier cette tâche aux propriétaires d’esclaves du Sud. Il ne s’agit pas d’une question d’humanité, ni de loyauté, mais de la relation fondamentale entre l’industrie et le capital; et tôt ou tard, si elle est commencée dans le Sud, elle se retrouvera dans les villes du Nord.[…] Tenter de justifier la confiscation des terres du Sud sous prétexte de rendre justice aux affranchis porte atteinte à la racine de tous les droits de propriété dans les deux secteurs. Cela concerne autant le Massachusetts que le Mississippi.

Ce qui restait de radical au sein du Parti républicain n’a pas survécu aux années 1870. Stevens est décédé en 1868 – «une émancipation du Parti républicain», a déclaré le conservateur James G. Blaine. Puis vint la Commune de Paris de 1871, qui terrifia une classe capitaliste américaine qui s’enrichissait rapidement aux dépens d’une classe ouvrière grandissante. Le Times reconnut que la Commune avait révélé la force explosive qui

régnait sous chaque grande ville – qui n’éclate pas aussi facilement en Amérique qu’en Europe – mais qui existe avec tous ses éléments terribles même ici […] la multitude laborieuse, ignorante et appauvrie, exigeant une part égale de la richesse des riches.

Ces craintes étaient justifiées. Un an après que les Américains eurent célébré le centenaire de leur pays en 1876, la lutte des classes a frappé les États-Unis mêmes avec une force considérable lors du «Grand soulèvement», une grève massive des cheminots, des débrayages de solidarité et des grèves générales qui se sont étendues à tout le pays – et qui ont eu lieu, et ce n’est pas une coïncidence, l’année même où la Reconstruction dans le Sud a pris fin. Dans le même temps, le capitalisme américain avait déclenché une guerre de trois décennies pour déplacer les Indiens des Plaines, qui ne pouvaient pas accepter la notion de propriété privée qui veut que la terre, contrairement à l’air et à l’eau, soit aliénable. «Ma raison m'enseigne que les terres ne peuvent pas être vendues», a déclaré le chef Black Hawk. «Rien ne peut être vendu à part ce qui peut être emporté.»

L'essor et la chute de la Deuxième République américaine : Reconstruction, 1860-1920, Reconstruction: la Révolution inachevée de l'Amérique, 1862-1877, Comment le Sud a gagné la Guerre civile

Permettez-moi ici de souligner un désaccord fondamental avec une grande partie des écrits historiques sur cette période, qui, je pense qu’on pourrait le démontrer, remonte aux conceptions staliniennes de l’histoire américaine promues au début des années 1930.

Eric Foner, l'un des principaux spécialistes de la Reconstruction, appelle cette période «la révolution inachevée de l'Amérique». Un livre plus récent, actuellement fortement promu, est The Rise and Fall of the Second American Republic: Reconstruction, 1860-1920 de Manish Sinha. L'auteur y affirme que la Reconstruction a duré jusqu'à l'administration Wilson, date à laquelle elle est tombée avec la République. Une autre version de cette thèse vient de Heather Cox Richardson, de l'Université de Yale, qui a récemment mené une interview flatteuse avec le secrétaire d'État Antony Blinken. Richardson est l’un des premiers promoteurs de l’idée désormais répandue selon laquelle le Sud a réellement gagné la guerre civile. Une absurdité. La classe esclavagiste du Sud, en tant que classe, fut liquidée. Ce fut la classe dirigeante américaine dans son ensemble qui s’est brusquement tournée vers la droite après la Reconstruction, un virage qui a entraîné la remise en selle dans le Sud des restes de la vieille aristocratie bourbonienne.

Pour paraphraser Trotsky, derrière des catégorisations historiques aussi vagues que «révolution inachevée», se cache un pronostic politique. Si les États-Unis n’ont même pas achevé leur révolution démocratique, alors comment pouvons-nous parler de révolution socialiste? Le mieux que l’on puisse espérer est de faire pression sur la partie de la classe dirigeante considérée comme la plus progressiste […] ou la moins fasciste, pour ainsi dire. Ceci est bien entendu la position essentielle de la pseudo-gauche américaine, ce qui explique le spectacle profondément dégradant – en fait peu différent d'une pétition au tsar – de la pseudo-gauche appelant la jeunesse à faire appel à l'héritière du trône Kamala Harris, pour arrêter le génocide à Gaza. Les supplications humiliantes adressées par la pseudo-gauche aux Lords et Ladies du Parti démocrate tombent hélas dans l’oreille de sourds.

L’Héritage que nous défendons

La théorie de la révolution permanente ne prétend pas qu’il n’y a jamais eu de révolution démocratique bourgeoise aux États-Unis ou en France. Et elle n’insinue pas non plus, comme l’ont fait les ‘rétrogressionnistes’ de la Seconde Guerre mondiale, que la montée du fascisme a rendu le socialisme caduque et que tout ce que l’on pouvait espérer était une nouvelle lutte pour la «libération nationale» impliquant «toutes les classes et toutes les couches», «à la base l’équivalent d’une révolution démocratique», un sujet abordé par le camarade North dans L’Héritage que nous défendons, et que le camarade Joe Kishore a abordé dans son importante conférence à l'université d'été du SEP l'an dernier.

Pour en revenir au sujet de la Reconstruction, c’est au cours de ces années-là que le socialisme est également apparu pour la première fois comme une perspective politique distincte parmi les travailleurs américains. La lutte pour construire le socialisme au cœur du capitalisme au cours des 150 dernières années n’a pas été facile: c’est un combat rempli de héros et de martyrs, de victoires, de défaites et de beaucoup d’apprentissage. Les conditions particulières de développement du capitalisme américain ont abouti, comme nous le savons, à l’émergence de la bourgeoisie la plus riche et de l’État impérialiste le plus puissant du monde – et de l’adversaire le plus impitoyable de la classe ouvrière. Ces mêmes conditions ont également créé une vaste classe moyenne, autrefois ancrée chez les petits agriculteurs, les commerçants et les négociants, puis chez les professionnels en col blanc, et qui a conservé l'apparence d'une certaine indépendance par rapport à la politique bourgeoise. Sous la pression des capitalistes depuis le haut et proche de la classe ouvrière dans ses couches inférieures, cette classe moyenne a fourni le fondement social du radicalisme américain sous ses nombreuses formes – abolitionnisme, populisme, progressisme, divers mouvements pour les droits civiques et anti-guerre – et, comme le camarade North l’a expliqué dans une série d’articles dans les années 1970, la variante typiquement américaine de la philosophie du pragmatisme. Une grande partie de la lutte pour le socialisme en Amérique a consisté à libérer la classe ouvrière de la tutelle de cette classe moyenne.

Mais la bourgeoisie la plus riche du monde est désormais en faillite financièrement et, empressons-nous d'ajouter, moralement. Et il n’est plus question de parler d’une classe moyenne indépendante. Ceux qui se situent en dessous du niveau des très riches, dans les 5 ou 10 pour cent des ménages les plus riches – dont des éléments essentiels sont constitués d’universitaires titulaires les plus aisés et de la bureaucratie du travail – c’est cette couche qui fournit la véritable «base» politique des deux grands partis capitalistes et de leurs «partis tiers» satellites bidon. Jaloux des un pour cent les plus riches et les uns des autres, ils existent néanmoins dans un état de dépendance à l'égard de leurs seigneurs, tout comme leurs ancêtres loyalistes il y a 250 ans. Dans ces couches sociales et leurs diverses formations idéologiques, il n’existe pas une seule tendance qui puisse honnêtement prétendre défendre les droits démocratiques, et encore moins parler au nom de la classe ouvrière. Aux élections de 2024, seule la campagne du SEP avec Joe Kishore et Jerry White peut faire une telle affirmation.

Sur le temps plus long de l’histoire américaine, nous avons atteint cette dernière année un certain point d’inflexion. En termes dialectiques, l’érosion quantitative des normes démocratiques des dernières décennies – nécessaire pour mener la guerre impérialiste et défendre une accumulation de richesses à des niveaux qui éclipsent les vieux aristocrates et esclavagistes – a désormais entraîné un changement qualitatif, un processus que Tom Carter en discutera dans son rapport.

(Article paru en anglais le 23 août 2024)

Loading