L’analyse d’un monde en plein chaos depuis une île de tranquillité

Ce discours a été prononcé par le président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, David North, sur l’île de Büyükada (Prinkipo), en Turquie, le dimanche 25 août. L’événement, intitulé «L’analyse d’un monde en plein chaos depuis une île de tranquillité», était la deuxième commémoration internationale du travail de Léon Trotsky à Büyükada, durant la première période de son exil d’Union soviétique, entre 1929 et 1933.

Le maire de Büyükada, Ali Ercan Akpolat, a invité North à prendre la parole. Le Dr Rıdvan Akın de l'Université Galatasaray l'a rejoint dans le panel. L'événement a été modéré par Ulaş Ateşçi, un membre dirigeant du Sosyalist Eşitlik (Groupe pour l'égalité socialiste) en Turquie. 160 personnes ont assisté à l'événement, dont beaucoup ont acheté de la documentation et sont restées pour une séance de questions-réponses.

Permettez-moi tout d’abord de remercier le maire Ali Ercan Akpolat et sa municipalité d’avoir organisé cette deuxième commémoration internationale de Léon Trotsky et de m’avoir invité à y prendre la parole. L’instauration de cette commémoration en tant qu’événement intellectuel annuel revêt une immense importance à la fois historique et contemporaine.

Le maire de Büyükada, Ali Ercan Akpolat (à gauche) s'adresse à David North (à droite) et Ulaş Ateşçi.

Les quatre années que Trotsky a passées à Büyükada ont été parmi les plus marquantes de sa vie et de l’histoire du XXe siècle. 1929, l’année de son arrivée ici, fut l’année du krach boursier de Wall Street et du début de la dépression mondiale. 1933 fut l’année de l’accession au pouvoir du régime nazi d’Hitler, une catastrophe historique qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale, à l’Holocauste et au largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. L’humanité paie encore aujourd’hui le prix de la défaite de la classe ouvrière allemande et européenne dans les années 1930.

En 1938, Trotsky a défini l’époque historique comme celle de l’agonie du capitalisme. À la suite de la défaite de la révolution socialiste dans les années 1930, suite aux trahisons staliniennes en France, en Espagne et, bien sûr, en Allemagne même, l’agonie s’est prolongée. Mais les événements actuels valident le pronostic historique de Trotsky. Près de 80 ans après l’effondrement du Troisième Reich d’Hitler et la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous assistons à la renaissance du fascisme, à l’utilisation du génocide comme instrument de politique d’État et à l’escalade des conflits militaires vers une troisième guerre mondiale nucléaire.

Si l’on veut empêcher la descente dans la barbarie et l’auto-anéantissement de la civilisation, il est nécessaire d’étudier le passé et d’en tirer les leçons qui s’imposent.

C’est dans le contexte de la tragédie centrale du XXe siècle – la victoire du fascisme en Allemagne – que les années de Trotsky sur cette île conservent une si immense importance historique. Il est bien connu que Trotsky a écrit deux de ses plus grands chefs-d’œuvre littéraires pendant son exil à Prinkipo: son autobiographie, Ma vie, et sa monumentale Histoire de la révolution russe.

Mais la plus grande réussite de Trotsky pendant qu’il était à Büyükada a été son analyse de la crise politique en cours en Allemagne, ses efforts pour alerter la classe ouvrière allemande sur le danger posé par le nazisme et sa dénonciation de la politique désastreuse poursuivie par le Parti communiste allemand sous la direction de Staline. Confiné sur une île à 1600 kilomètres de Berlin, Trotsky comprenait avec une prescience inégalée tant les conséquences inévitables de la politique de Staline que ce qui devait être fait pour empêcher la victoire des nazis.

Léon Trotsky à son bureau à Prinkipo

Dès septembre 1930, plus de deux ans avant la victoire d’Hitler, Trotsky écrivait:

Le fascisme en Allemagne est devenu un danger réel, comme une expression aiguë de la position impuissante du régime bourgeois, du rôle conservateur de la social-démocratie dans ce régime et de l’impuissance accumulée du Parti communiste à l’abolir. Celui qui nie cela est soit un aveugle, soit un vantard.

L’Allemagne possédait la classe ouvrière la plus nombreuse, la plus puissante et la plus avancée politiquement d’Europe. C’était le lieu de naissance de Marx et d’Engels, et le pays dont le développement industriel avait donné naissance, sous l’influence du marxisme, au Parti social-démocrate (SPD) de masse. Mais le SPD et pratiquement tous les partis associés de la Deuxième Internationale ont trahi le programme du socialisme international en août 1914 lorsqu’ils ont soutenu l’entrée de leurs gouvernements capitalistes dans ce qui est devenu la Première Guerre mondiale.

La fondation de la Troisième Internationale sous la direction de Lénine et Trotsky, à la suite de la révolution d’Octobre 1917, visait à reconstruire des partis révolutionnaires basés sur l’internationalisme socialiste. Le Parti communiste allemand (KPD) est apparu comme la plus grande section, en dehors de l’Union soviétique, de la nouvelle Internationale. Mais son développement a été miné par une crise de direction politique. L’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en janvier 1919, deux semaines seulement après la fondation du KPD, priva le parti de ses dirigeants les plus expérimentés. Le problème de la direction a été intensifié par la croissance de la bureaucratie dirigée par Staline au sein de l’Union soviétique, la répudiation du programme de la révolution socialiste mondiale et l’adoption du programme nationaliste du «socialisme dans un seul pays».

Trotsky, le chef de l’Opposition de gauche au sein du Parti communiste russe, s’opposa à cette révision nationaliste fondamentale du programme marxiste, qui désorienta les nouveaux partis communistes et conduisit à la subordination des sections de l’Internationale communiste aux intérêts nationaux de la bureaucratie soviétique.

Cette désorientation a trouvé son expression la plus désastreuse dans la politique du Parti communiste allemand. Face à la montée du fascisme, la tâche essentielle du KPD était d’unir toutes les forces de la classe ouvrière dans une lutte défensive commune. Dans des conditions où les loyautés de la classe ouvrière étaient divisées entre deux partis – le SPD et le KPD – le Parti communiste devait nécessairement gagner la confiance des millions de travailleurs qui s’orientaient encore aux sociaux-démocrates.

Malgré le caractère réformiste du SPD et sa véhémente hostilité au programme de la révolution socialiste, la montée du fascisme menaçait sa propre existence. Trotsky insistait donc sur le fait que le KPD se devait d’exploiter le conflit objectif qui existait entre le SPD en tant qu’organisation ouvrière réformiste et les nazis. Mais les staliniens, niant l’existence de ce conflit, rejetaient – même dans le but de l’autodéfense organisationnelle – toute collaboration avec les sociaux-démocrates.

Trotsky soumit la politique d’ultra-gauche des staliniens – qui définissait le Parti social-démocrate comme «social-fasciste» et, par conséquent, comme le jumeau politique des nazis – à des critiques dévastatrices. Il appela le Parti communiste à abandonner la politique autodestructrice du «social-fascisme» et à lancer un appel au Parti social-démocrate pour un «front uni» contre les nazis. Un accord entre les deux partis de masse de la classe ouvrière, qui détenaient la loyauté de millions de travailleurs en Allemagne, son appel à l’action unie, à des actions défensives combinées contre les nazis, insistait Trotsky, créerait un barrage infranchissable sur le chemin d’Hitler vers le pouvoir. De plus, cela ouvrirait la voie à la classe ouvrière pour passer à l’offensive contre le régime capitaliste allemand et ses sous-fifres nazis.

En décembre 1931, dans un article intitulé «Pour un front uni ouvrier contre le fascisme», Trotsky avertissait: «L’Allemagne traverse actuellement l’une de ces grandes heures historiques dont dépendra le sort du peuple allemand, le sort de l’Europe et, dans une large mesure, le destin de toute l’humanité pendant des décennies.»

La définition stupide et irresponsable donnée par les staliniens du Parti social-démocrate comme d’un parti fasciste a eu pour effet de minimiser considérablement le danger posé par le véritable fascisme d’Hitler. Avec une clarté inégalée par aucun contemporain, Trotsky a expliqué le rôle politique spécifique du fascisme dans l’arsenal contre-révolutionnaire de la classe dirigeante. Dans son article «La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne», publié en janvier 1932, Trotsky écrivait:

Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens 'normaux', militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. A travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail achevé: puisqu'elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut avoir le calme pour de longues années…. La fascisation de l'Etat n'implique pas seulement la 'mussolinisation' des formes et des méthodes de gouvernement – dans ce domaine les changements jouent en fin de compte un rôle secondaire – mais avant tout et surtout, l'écrasement des organisations ouvrières: il faut réduire le prolétariat à un état d'apathie complète et créer un réseau d'institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C'est précisément en cela que réside l'essence du régime fasciste.

On peut dire que 90 ans plus tard, il n’y a pas de définition plus ample et plus précise de ce qu’est le fascisme, et si Trotsky n’avait rien écrit d’autre de sa vie, ces mots auraient assuré son immortalité politique.

Dans sa critique de la politique stalinienne, Trotsky soulignait que la source essentielle de ses erreurs était une orientation nationaliste, qui séparait la lutte contre le fascisme en Allemagne de la perspective du socialisme international. Cela a conduit les dirigeants du Parti communiste allemand, influencés par le programme nationaliste de la bureaucratie soviétique, le «socialisme dans un seul pays», à avancer l’appel à une «révolution populaire nationale» allemande – qui brouillait l’orientation explicitement prolétarienne du parti et s’adaptait à l’agitation chauvine des nazis – à la place du programme de la révolution socialiste mondiale. Dénonçant cette fausse perspective, Trotsky a écrivit:

Le mot d’ordre de l’unification prolétarienne de l’Europe est en même temps une arme très importante dans la lutte contre l’abomination du chauvinisme fasciste, les campagnes anti-françaises, etc. La politique la plus incorrecte, la plus dangereuse est l’adaptation passive à l’ennemi en se peignant pour lui ressembler. Aux mots d’ordre de désespoir national et de frénésie nationale doivent être opposés ceux de la libération internationale. Pour cela, le parti doit être purgé du national-socialisme, dont l’élément principal est la théorie du socialisme dans un seul pays.

Alors même que la force des nazis augmentait régulièrement, les staliniens refusaient de changer de politique. Trotsky lança un avertissement passionné à la classe ouvrière allemande:

Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n'avez nulle part où aller, il n'y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un effroyable char d’assaut sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans une lutte sans merci. Seule une alliance dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, travailleurs communistes, car il vous reste peu de temps!

Les avertissements de Trotsky n’ont pas été pris en compte. Le 30 janvier 1933, Hitler a été porté au pouvoir par une cabale de conspirateurs de la classe dirigeante sans qu’un coup de feu ne soit tiré. En quelques jours, comme Trotsky l’avait prédit, les nazis ont lancé leur règne de terreur contre la classe ouvrière et ses organisations politiques et syndicales. Mais loin de reconnaître l’ampleur massive de la défaite subie par la classe ouvrière allemande, le régime stalinien de Moscou – qui avait dicté la politique poursuivie par son satellite allemand – a déclaré que la politique responsable de la victoire des nazis avait été correcte.

Le déni cynique et trompeur par la bureaucratie du Kremlin, dirigée par Staline, de toute responsabilité dans la catastrophe allemande signifiait l’effondrement effectif de la Troisième Internationale communiste. Le 15 juillet 1933, à la veille même de son départ de Büyükada, Trotsky lança son appel à la construction de la Quatrième Internationale. Il écrivit:

Une organisation qui n’est pas réveillée par le tonnerre du fascisme et qui se soumet docilement à de tels actes scandaleux de la bureaucratie démontre qu’elle est morte et que rien ne pourra jamais la faire revivre. Le dire ouvertement et publiquement est notre vrai devoir envers le prolétariat et son avenir. Dans tout notre travail ultérieur, il est nécessaire de prendre comme point de départ l’effondrement historique de l’Internationale communiste officielle.

Tous les événements ultérieurs devaient justifier l’appel lancé par Trotsky pour une nouvelle Internationale. La politique de la bureaucratie stalinienne acquit un caractère consciemment contre-révolutionnaire. Les intérêts de la classe ouvrière internationale et la lutte pour le socialisme furent subordonnés par le régime du Kremlin aux calculs pragmatiques de ses manœuvres diplomatiques réactionnaires avec les dirigeants de l’impérialisme mondial. Le meurtre de masse des vieux bolcheviks et de toute une génération de combattants pour le socialisme pendant la Terreur de 1936-1939 était destiné par Staline à démontrer aux puissances impérialistes que le régime soviétique avait rompu irrévocablement avec la perspective de la révolution socialiste mondiale. La transformation du régime stalinien et de ses partis associés en instruments de la contre-révolution eut son point culminant dans la signature du pacte Staline-Hitler il y a exactement 85 ans, le 23 août 1939. Un an plus tard, le 20 août 1940, Trotsky fut mortellement blessé par un agent de la police secrète soviétique, la Gépéou.

Il convient de rappeler cette histoire au moment où nous sommes réunis ici. Comme l’indique le titre de l’événement d’aujourd’hui, c’est à partir de cette île de tranquillité que Trotsky a analysé un monde en plein chaos. Nous commémorons les années de Trotsky à Büyükada à un moment où le monde sombre à nouveau dans le chaos. Cela confère à l’événement présent une signification exceptionnelle.

Le public à Büyükada.

Nous ne rendons pas seulement hommage à l’homme qui est, aux côtés de Lénine, le plus grand théoricien marxiste et révolutionnaire du XXe siècle. Nous reconnaissons la place unique qu’occupe l’héritage politique de Trotsky dans la politique mondiale contemporaine.

Qualifier les conceptions politiques de Trotsky de simplement «pertinentes » est un vaste euphémisme. On ne peut comprendre les contradictions politiques du monde actuel – qui se manifeste, entre autres, par une résurgence mondiale du fascisme – sans une étude systématique des écrits de Trotsky. Sa théorie de la révolution permanente est aussi essentielle à la stratégie et à la pratique du socialisme international – c’est-à-dire à la lutte pour assurer l’avenir de l’humanité – que les théories d’Einstein et d’Heisenberg le sont à la compréhension de l’univers physique.

L’objection est invariablement soulevée – en particulier par les universitaires et les praticiens de la politique pseudo de gauche de la classe moyenne aisée – que donner une signification contemporaine durable à l’héritage politique de Trotsky est une erreur. Ils soutiennent que Trotsky reste une figure de la première moitié du siècle dernier. Quatre-vingt-quatre ans se sont écoulés depuis son assassinat. L’Union soviétique elle-même n’existe plus. Nous vivons dans un monde très différent. L’accent mis par les marxistes, affirment-ils, sur la centralité de la classe ouvrière et de la lutte des classes – ce qu’ils appellent «l’essentialisme de classe» – a été supplanté par une politique de l’identité qui privilégie l’ethnicité, la race et le genre. La défense des idées et des perspectives associées à Trotsky – c’est-à-dire le programme de la révolution socialiste mondiale – est de l'«idolâtrie». Trotsky et le trotskysme, clament-ils, sont «sans importance».

C’est l’essentiel de l’argument avancé par un universitaire britannique, le professeur émérite John Kelly du Birkbeck College de l’Université de Londres. Ce professeur a écrit au cours des six dernières années deux livres consacrés à prouver l’inutilité du trotskysme. Le premier volume, intitulé Trotskysme contemporain, a été publié en 2018. Le deuxième volume, intitulé Le crépuscule du trotskysme mondial, a été publié en 2023. On peut se demander pourquoi ce professeur a consacré tant de temps et d’efforts à l’étude d’un mouvement et d’un homme qu’il considère comme «sans importance»? Qu’y a-t-il chez Trotsky et le mouvement trotskyste qui a conduit le professeur Kelly à dépenser tant d’énergie à le dénoncer?

Et pourquoi les deux volumes de Kelly ont-ils été publiés par Routledge, l’un des plus grands éditeurs du monde avec des revenus annuels compris entre 50 et 100 millions de dollars. Pourquoi cette puissante maison d’édition capitaliste dépense-t-elle ses ressources à publier des livres sur une organisation qui est hors de propos? Il convient de rappeler qu’en 2003, Routledge a également publié une biographie de Léon Trotsky. J’ai eu le grand honneur de démasquer son auteur, le professeur Ian Thatcher, comme un calomniateur intellectuellement sans principes. De toute évidence, la préoccupation de Routledge pour Trotsky indique qu’il n’est en aucun cas convaincu de son caractère «dépourvu d’importance».

Ce que Kelly et ses semblables ne peuvent supporter, c’est la fidélité du mouvement trotskyste à une perspective révolutionnaire. Il distingue le Comité international de la Quatrième Internationale, auquel je suis associé, pour le soumettre à la critique la plus acerbe. Bien que le professeur Kelly et moi ne nous soyons jamais rencontrés, il me décrit comme «un individu immodeste et arrogant»; et s’oppose vigoureusement à la définition du trotskysme par le Comité international comme «le marxisme du XXIe siècle».

Le professeur Kelly dénonce le titre de la déclaration du Nouvel An publiée sur le World Socialist Web Site en janvier 2020: «La décennie de la révolution socialiste commence». Il écrit en réponse:

Hermétiquement enfermés dans leur doctrinarisme et hostiles à la véritable enquête empirique ou à l’innovation théorique, les organisations du trotskysme orthodoxe sont condamnées à répéter éternellement les slogans et les politiques du premier quart du XXe siècle, convaincues que ces idées, et ces idées seules, détiennent la clé de leur transformation imminente en partis révolutionnaires de masse qui mèneront des assauts de style léniniste contre le pouvoir capitaliste dans le monde entier. [Le crépuscule du trotskysme, p. 97]

En fait, le programme avancé par le professeur Kelly remonte à la dernière décennie du XIXe siècle, aux travaux d’Eduard Bernstein qui s’est efforcé, dans l’Allemagne des années 1890, de transformer le SPD en un parti de réformes sociales. Dans des termes presque identiques à ceux utilisés par Kelly aujourd’hui, Bernstein soutenait que le programme révolutionnaire de Marx et Engels était dépassé, que les contradictions du capitalisme étaient susceptibles de réformes, que les conflits entre les États capitalistes pouvaient être résolus sans recourir à la guerre et que le niveau de vie de la classe ouvrière s’améliorerait constamment. Le socialisme ne serait pas réalisé par la révolution, mais par la réforme progressive de la société capitaliste. Mais les événements du XXe siècle – les deux guerres mondiales, l’utilisation des armes atomiques et la barbarie du fascisme et de formes connexes de répression de masse – ont réfuté les conceptions utopiques de Bernstein.

Eduard Bernstein

Le professeur Kelly n’est pas capable d’identifier les nouveaux slogans, politiques et idées, supérieurs à ceux avancés par Trotsky et Lénine, qui montreront à la classe ouvrière la voie à suivre au milieu de la crise grandissante du capitalisme mondial.

Le professeur Kelly accuse les trotskystes d’être indifférents à la recherche empirique. Mais c’est le professeur émérite, qui profite d’une retraite confortable, des pantoufles douillettes aux pieds et un bonnet de nuit en laine sur les yeux, qui semble ne pas remarquer les signes de plus en plus évidents de la descente du capitalisme mondial dans le chaos et la barbarie.«L’idée que l’ère réformiste est terminée et que la politique mondiale est réduite à un simple choix binaire – socialisme ou barbarie – est conceptuellement naïve et empiriquement erronée», écrit-il. [78]

Maintenant que nous approchons du milieu des années 2020, les événements ont-ils eu tendance à justifier la raillerie de Kelly concernant le pronostic fait par le Comité international il y a cinq ans? Quelle a été la tendance prédominante dans les structures économiques, sociales et politiques du capitalisme mondial depuis le début de la nouvelle décennie? Si les critiques du professeur Kelly à l’égard du «doctrinarisme» trotskyste, aveugle aux réalités du monde contemporain, sont correctes, il devrait démontrer, avec la documentation empirique appropriée, que les quatre ou cinq dernières années ont été témoins d’un renforcement organique de l’économie mondiale, d’une diminution de l’instabilité sociale – c’est-à-dire d’une diminution des conflits de classe – et à la fois d’un déclin des tensions géopolitiques mondiales et d’une vitalité croissante des institutions démocratiques bourgeoises.

En fait, un examen de l’état des structures économiques, sociales et politiques du capitalisme contemporain confirme l’analyse du mouvement trotskyste. Dans tous les domaines, la crise l’emporte sur la stabilité. La décennie a commencé avec l’apparition d’une pandémie qui a balayé le monde et a entraîné au moins 27 millions de «décès excédentaires», et qui n’a toujours pas été maîtrisée. Son déchaînement mondial se poursuit. Je viens de lire aujourd’hui un rapport qui révèle qu’aux États-Unis seulement, depuis 2020, il y a eu 1,1 milliard de cas de COVID. Le nombre de décès cette année est en hausse de 20 pour cent par rapport à l’année dernière. Mais la politique des élites dirigeantes est d’ignorer la pandémie et de prétendre qu’elle n’est plus un sujet de préoccupation. La même indifférence caractérise leur réponse au réchauffement climatique. Tous les problèmes de la société de masse moderne, qui nécessitent une solution mondiale, sont subordonnés à la recherche socialement irrationnelle et destructrice des profits des grandes sociétés et à des niveaux vertigineux d’accumulation de richesses personnelles.

Malgré l’immense développement de la technologie, le système financier mondial est au bord de l’effondrement. Au cours des quinze dernières années, des interventions massives et sans précédent de l’État ont été nécessaires à deux reprises aux États-Unis, en 2008 et en 2020, pour éviter des catastrophes économiques. Il en a résulté une augmentation de la dette nationale à un niveau insoutenable.

En 2007, la dette publique des États-Unis s’élevait à 9 000 milliards de dollars, un chiffre stupéfiant. À la fin de 2023, elle était passée à 34 000 milliards de dollars. Répartie sur une population de 330 millions d’habitants, cela fait que chaque Américain est endetté à hauteur de 104.000 dollars. Cette spirale inflationniste est insoutenable. Les dettes doivent être remboursées. Cela nécessite une intensification massive de l’exploitation de la classe ouvrière. Mais cela ne peut se faire de manière démocratique ou pacifique. Comme au XXe siècle, les élites dirigeantes sont obligées de chercher une issue à la crise à travers la guerre et le fascisme.

La dette fédérale américaine [Photo: Federal Reserve Economic Database]

Lorsque j’ai pris la parole l’année dernière lors de la première commémoration de Trotsky, le 20 août 2023, j’ai déclaré:

Nous sommes aujourd’hui précisément confrontés à la situation décrite par Trotsky dans le document fondateur de la Quatrième Internationale, qu’il a écrit en 1938, juste un an avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale: «Sans révolution socialiste, dans la prochaine période historique, une catastrophe menace toute la culture de l’humanité.»

Les événements de l’année écoulée ont-ils corroboré cet avertissement? Six semaines après notre rencontre de l’année dernière à Büyükada, avait lieu le 7 octobre le soulèvement des Gazaouis contre l’oppression de l’État d’Israël. L’État israélien a exploité ce soulèvement – qui était lui-même la conséquence inévitable de son déni incessant des droits démocratiques fondamentaux du peuple palestinien – pour lancer une guerre génocidaire. Après 10 mois de guerre, Gaza est en ruines.

Le nombre total de morts, selon une étude menée par le magazine The Lancet, est d’environ 180.000. Il pourrait même être plus élevé. Mais même si les crimes du régime fasciste israélien ont horrifié les peuples du monde, ses actions sont défendues par tous les gouvernements impérialistes. Les États-Unis ont fourni et continuent de fournir à Israël les bombes et l’artillerie utilisées pour tuer des hommes, des femmes et des enfants palestiniens par milliers chaque semaine. Sous le slogan «Israël a le droit de se défendre», les régimes impérialistes sanctionnent l’utilisation du génocide comme instrument légitime de la politique d’État. Au milieu de ses atrocités, Netanyahou, l’Hitler israélien, a été invité à prendre la parole lors d’une session conjointe du Congrès américain, ce qui est la plus haute distinction qui puisse être décernée à un dirigeant étranger.

La descente d’Israël dans la barbarie confirme le pronostic fait par Trotsky en 1940. S’opposant au projet sioniste, il a averti: «La tentative de résoudre la question juive par la migration des Juifs vers la Palestine peut maintenant être considérée pour ce qu’elle est, une moquerie tragique du peuple juif.» Ce projet chauvin réactionnaire a maintenant moralement impliqué la population israélienne dans un crime d’ampleur historique. Les descendants des victimes du génocide sont devenus les auteurs d’un génocide. La classe ouvrière et la jeunesse israéliennes doivent s’arracher à l’idéologie réactionnaire et à la politique du sionisme. Les paroles écrites par Trotsky il y a 84 ans ont acquis une immédiateté fulgurante: «Jamais il n’a été aussi clair qu’aujourd’hui que le salut du peuple juif est inséparablement lié au renversement du système capitaliste.»

Lorsque nous nous sommes rencontrés l’année dernière, la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine contre la Russie était déjà en cours depuis 18 mois. La guerre n’a pas seulement continué pendant une autre année. Elle s’intensifie au point de menacer de déclencher une guerre nucléaire à grande échelle. Les États-Unis et l’OTAN ont clairement indiqué qu’il n’y avait pas de «lignes rouges» qu’ils ne soient prêts à franchir. Au cours des trois dernières semaines, l’Ukraine, en utilisant des armes et d’autres ressources fournies par les États-Unis et l’OTAN, a envahi le territoire russe. Depuis 1944, les forces impérialistes n’avaient pas occupé la Russie. À quel moment, est-on obligé de se demander, le régime de Poutine conclura-t-il qu’il n’a pas d’autre choix que de riposter non seulement contre l’Ukraine, mais aussi contre ses parrains américains et de l’OTAN? Ce serait là une catastrophe mondiale.

Un char russe détruit gît sur le bord d’une route près de Sudzha, dans la région de Koursk, en Russie, vendredi 16 août 2024. [AP Photo]

Le génocide de Gaza et le conflit entre l’OTAN et la Russie sont les points focaux actuels d’une lutte mondiale qui met en péril la survie de l’humanité. La source de ce conflit est enracinée dans l’incompatibilité du système actuel des États-nations avec la réalité d’un système économique mondial interconnecté à l’échelle mondiale. Dans le cadre du capitalisme, il n’y a pas d’autre solution à cette contradiction fondamentale que la guerre. La seule alternative viable à la guerre mondiale est la révolution socialiste mondiale.

Si, comme le prétend le professeur Kelly, les maux du capitalisme peuvent être résolus par des massages réformistes et des bains de pieds, pourquoi assistons-nous à la résurgence du fascisme dans le monde entier? Les Frères d’Italie de Meloni, le Rassemblement national de Le Pen en France, l’AfD en Allemagne, Vox en Espagne et le trumpisme aux États-Unis illustrent cette tendance. Cependant, la croissance de ces organisations et mouvements ne découle pas à ce stade d’un soutien de masse à la création d’un régime de type nazi. Au contraire, les fascistes exploitent la frustration résultant de l’indifférence des partis traditionnels face à la détérioration des conditions sociales. Les fascistes, promus dans les médias et financés par des sections d’oligarques milliardaires, dirigent cette frustration vers des attaques contre les immigrants, qui servent aujourd’hui, comme les Juifs dans les années 1930 et 1940, de boucs émissaires pour les maux du capitalisme.

Dans le bastion du capitalisme et de l’impérialisme mondial, la démocratie américaine vacille sous le poids d’une crise à laquelle le système politique existant n’a pas de réponse progressiste. La tentative de coup d’État du 6 janvier 2021, menée par le président Trump, a marqué un tournant crucial dans l’histoire américaine. L’affirmation selon laquelle «cela ne peut pas arriver ici» – c’est-à-dire que l’Amérique ne pourrait jamais devenir fasciste – a été brisée par les événements de ce jour-là. L’organisateur du coup d’État n’a pas seulement échappé à la punition. Il est à nouveau candidat à la présidence du Parti républicain. Au cours de la semaine écoulée, le président Biden, dans un moment de lucidité, a fait cette déclaration:

Donald Trump dit qu’il refusera d’accepter le résultat des élections s’il perd à nouveau. Pensez-y. Il promet un bain de sang s’il perd, selon ses propres mots. Et qu’il sera un dictateur dès le premier jour, selon ses propres mots. D'ailleurs, cet imbécile est sincère. Non, je ne plaisante pas. Si quelqu'un d'autre avait dit cela dans le passé, on l'aurait pris pour un fou, on aurait pensé que c'était une exagération, mais lui, il le pense vraiment.

Cet avertissement a été lancé par le président en exercice. Biden a explicitement déclaré que les États-Unis étaient sur le point de devenir un État policier. Ce qui n’est pas moins remarquable que la déclaration elle-même, c’est que, premièrement, Biden n’a pas déclaré ce qu’il ferait pour défendre la démocratie si Trump tentait un autre coup d’État; et, deuxièmement, que l’avertissement de Biden a été à peine rapporté dans les médias. Ce silence exprimait l’indifférence de la classe dirigeante américaine à la préservation de la démocratie. En fait, il y a un consensus croissant parmi les oligarques au pouvoir, aux États-Unis mais pas seulement là-bas, en fait dans des pays du monde entier, que leurs intérêts, nationaux et internationaux, sont incompatibles avec la démocratie. Les élites dirigeantes sont pleinement conscientes que le niveau stupéfiant d’inégalité sociale provoque une colère populaire croissante et que les attaques contre les conditions de vie requises par le militarisme impérialiste conduiront à une énorme escalade du conflit de classe. Le virage de la classe dirigeante vers le fascisme est une tentative d’anticiper et de réprimer, par la violence, la radicalisation politique de la classe ouvrière et son virage vers le socialisme.

La théorie de la révolution permanente établit qu’à l’époque impérialiste, la lutte pour la démocratie et la défense des droits démocratiques essentiels sont inextricablement liées à la lutte pour le socialisme. La défaite du fascisme exige l’instauration du pouvoir ouvrier et le renversement de la propriété capitaliste et le contrôle des moyens de production. S’il ne peut y avoir de socialisme sans démocratie, la préservation de la démocratie est impossible sans le socialisme.

Enfin, le professeur Kelly conclut Le crépuscule du trotskysme mondial par l’acte d’accusation suivant: «Après plus de quatre-vingts ans d’activité trotskyste, sans révolutions, partis de masse ou victoires électorales à son actif... le mouvement trotskyste est devenu une impasse pour les socialistes.» De toutes les critiques formulées contre la Quatrième Internationale, celle-ci est la plus stupide et la plus vulgaire.

Cette critique sort le processus révolutionnaire de tout contexte historique et politique objectif, et implique que le mouvement trotskyste a opéré dans un vide politique. Il n’a affronté ni des conditions objectives défavorables ni des ennemis de classe ayant de vastes ressources à leur disposition.

Kelly ne fait aucune mention des forces qui ont été déployées par l’État capitaliste et ses agents dans le mouvement ouvrier – bureaucrates syndicaux, réformistes sociaux-démocrates, staliniens, anarchistes, nationalistes bourgeois – pour contrecarrer l’influence du mouvement trotskyste. Pour être franc, Kelly lui-même, avec ses banalités réformistes et son cynisme, est l’un des instruments employés par la classe capitaliste pour saper le développement de la politique révolutionnaire parmi les travailleurs.

David North dédicaçant des exemplaires de son livre La logique du sionisme après la conférence à Büyükada.

Le test d’un parti révolutionnaire n’est pas de savoir s’il est capable, à tout moment et indépendamment des conditions objectives, de mener une révolution victorieuse. Le critère décisif est bien plutôt de savoir si le parti s’est battu pour une politique fondée sur une analyse correcte de la situation objective et qui a fait avancer les intérêts de la classe ouvrière.

Depuis que le trotskysme a émergé pour la première fois en tant que tendance politique distincte en 1923, en opposition à la dégénérescence bureaucratique du Parti bolchevique et de l’État soviétique, il a acquis une immense expérience politique. Il a été contraint de travailler «à contre-courant» – dans des conditions défavorables au cours desquelles la classe ouvrière a été dirigée et trompée par les partis staliniens et sociaux-démocrates de masse. Mais la justesse de la perspective et du programme de la Quatrième Internationale a été confirmée par l’histoire.

En 1938, dans un discours célébrant la fondation de la Quatrième Internationale, Trotsky a prédit que l’épreuve des événements historiques ne laisserait des agences contre-révolutionnaires pas «une pierre sur l’autre». Cela s’est avéré exact.

Les partis staliniens de masse du «socialisme réel existant» ont été brisés et discrédités. La bureaucratie soviétique a dissous l’URSS. Les partis sociaux-démocrates, indiscernables des partis bourgeois traditionnels, n’avancent plus de programme pour la réforme du capitalisme, et encore moins pour l’établissement du socialisme. L’une après l’autre, les organisations qui prétendent avoir découvert une nouvelle voie – comme Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, la Marée rose en Amérique latine – sont discréditées par les événements. L’un après l’autre, les champions d’une «troisième voie» vers la paix et la prospérité qui n’exige ni lutte des classes ni révolution sociale, sont démasqués soit comme des fraudeurs impuissants comme Corbyn, soit comme de sinistres criminels politiques comme l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair.

La Quatrième Internationale est un parti de l’histoire. Elle a été fondée pour mener à bien la tâche essentielle de l’époque de l’agonie du capitalisme: la fin de l’oppression capitaliste à travers la révolution socialiste mondiale. Il est vrai que la lutte pour le socialisme s’est avérée plus compliquée et plus longue que ce que Marx et Engels avaient prévu à l’origine. Mais les lois du développement social mises au jour par la conception matérialiste de l’histoire et les contradictions du mode de production capitaliste analysées dans Das Kapital n’ont pas été dépassées. L’époque de la révolution socialiste mondiale qui a commencé en octobre 1917 n’est pas terminée.

Des événements objectifs poussent la classe ouvrière internationale, qui reste la principale force révolutionnaire dans la société, dans une lutte de plus en plus consciente contre le capitalisme et par conséquent vers le trotskysme, le marxisme du XXIe siècle.

(Article original publié le 26 août 2024)

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